Le dernier album original de Shane MacGowan date de 1997. Il s’intitulait The Crock of Gold et constitue, après l’excellent The Snake (1994), le dernier témoignage en date (et en solo) de ce qu’il restait alors du génie créatif de l’ancien chanteur de The Pogues. C’est autour de cette imagerie irlandaise à base d’or, de sens de la vie et de Leprechauns (The Crock of Gold) que s’organise le récit splendide de Julien Temple au cours de ce documentaire de plus de deux heures.
On ne présentera pas plus Julien Temple que Shane Mac Gowan. Réalisateur agissant ici sur commande du producteur Johnny Depp et auréolé plus de quarante ans après les faits pour sa couverture du mouvement Punk, Temple enquille les grands films sur les figures britanniques du rock et a notamment signé de splendides portraits de Joe Strummer (2007) et Ray Davies (2010). Avec ce A Few Rounds With Shane MacGowan, il complète son bestiaire des figures passées du mouvement culturel le plus important de ces cinquante dernières années et son interrogation quasi obsessionnelle de l’anglitude. MacGowan, venu d’Irlande encore enfant mais immergé dans une sorte de nostalgie permanente et, comme toute nostalgie, fantasmée et réinventée de la terre de ses ancêtres, lui offre l’occasion de soigner un portrait rendu dramatique par l’état physique du chanteur de ce qui constitue, pour Temple, un petit pas de côté pour regarder Londres et l’état du pays.
Le film bénéficie d’une réalisation assurée et sans doute de moyens relativement intéressants qui permettent à Temple de mêler avec une vraie habileté des images d’archives, des scènes de concert enflammées, des séquences animées remarquables et des scènes d’interview (en intérieur) aussi touchantes que justes. le dispositif est bâti autour de la figure actuelle du chanteur, c’est-à-dire techniquement d’une ruine en fauteuil, tête inclinée et comme paralysée dans ses expressions, mais qu’on est surpris de retrouver pleine d’humour et d’intelligence. Les dernières sorties de MacGowan laissaient présager un spectacle voyeuriste autour de sa décrépitude. Il n’en est rien. Le débit est ralenti. La présentation laisse à désirer. Mais mettre le MacGowan de 2020 au centre du film donne au documentaire une solennité et un impact émotionnel redoutables. L’homme est brisé extérieurement mais partage certains souvenirs avec une vivacité qui laisse entrevoir l’intensité du feu qui l’anime, le souvenir presque effacé du jeune homme qu’il a été mais aussi la conscience claire d’avoir réussi (une partie de) sa vie. Entouré des siens (son épouse, sa soeur, Johnny Depp, Bobby Gillespie de Primal Scream, ami rabroué), MacGowan raconte son parcours sous le feu des questions qu’il élude ou prend selon sa disponibilité. Temple rend à merveille le caractère épique d’une vie qui rencontre l’histoire à plusieurs reprises : celle des émigrés irlandais en Angleterre d’abord (l’arrivée des parents au quartier Barbican est magnifique), celle du punk dont un MacGowan, à peine sorti d’une cure à Bedlam pour insubordination adolescente et folie douce, devient l’une des figures symboliques les plus fortes (en se faisant mordre au sang par sa nana de l’époque) puis finalement la dilution de l’identité (punk, irlandaise, créatrice) dans le système marchand via la folie commerciale qui environnera les Pogues à partir de 1988.
La matrice irlandaise du chanteur est particulièrement présente à l’écran, établissant une double liaison poético-historique d’une part entre le songwriter et la poésie irlandaise (Brendan Behan notamment) et politique, d’autre part, avec l’intervention impeccable de Gerry Adams en intervieweur suivi. Temple, et MacGowan ne se fait pas prier pour en rajouter, insiste sur le rôle joué par The Pogues dans l’affirmation et la promotion de la culture irlandaise auprès de masses aseptisées. C’est à travers l’explosion populaire du groupe à la fin des années 90, marquée par l’accueil réservé au grandiose If I Should Fall From Grace With God, que MacGowan atteint son sommet artistique, réalise son but ultime (faire triompher l’Irlande éternelle) et prononce son autodissolution. Dès 1988 pour faire simple, MacGowan devient prisonnier de sa victoire, se laisse dépasser par le mouvement qu’il a contribué à susciter et se perd personnellement pour ne pas voir le succès l’engloutir. Le mouvement ainsi résumé est quelque peu caricatural (le film vaut mieux que ce résumé) mais la suite est connue de ceux qui avaient déjà lu les biographies consacrées à l’artiste : les Pogues le renvoient pour son plus grand bonheur. MacGowan surnage quelques années (voir plus haut) en reprenant le trip irlandais où il l’avait laissé, tandis qu’il finit de plonger droit dans l’abîme à coup de gnôle et d’héroïne. Dire que l’histoire finit mal serait exagéré. On annonçait en avril dernier que MacGowan était retourné en studio avec de nouvelles chansons, une voix rageuse et des idées pleins la tête. Dans le film, à Gerry Adams qui l’interroge pour savoir s’il écrit ces temps-ci, MacGowan répond amusé et las : « j’ai perdu mon inspiration. »
Crock of Gold, le film, nous laisse aux prises avec ce que le type est devenu : une légende magnifique et un brin tragique, un compositeur hors pair et dont les titres s’entonneront sûrement jusqu’à la fin des temps, mais aussi le symbole édenté de l’effondrement d’une énergie révolutionnaire et d’un rêve. Avec ce documentaire-mausolée, MacGowan reste à jamais notre héros absolu. Plus que jamais en 2021, tout le monde est mort sauf… Shane MacGowan. A few rounds with … est un film incroyablement émouvant et intelligent de sa première à sa dernière minute, en plus d’être assez beau. Un film à voir absolument, selon le terme consacré.
PS : le DVD est disponible un peu partout en version originale sous-titrée en anglais uniquement. La compréhension est très accessible cependant pour qui a un niveau scolaire moyen.