Les Duck Sauce nous avaient manqué : 6 ans d’absence, bordel de Duck! On n’y croyait plus au retour des légendes qui avaient fait plonger les fréquences FM du monde entier sous une ondée discoïde avec Barbra Streisand. Présentons nos deux anatidés : Armand van Helden, dieu vivant de la house officiant depuis 1990 sur la scène, soit un dodo de la techno ; A-Trak, champion de scratch, directeur du label Fool’s Gold et dénicheur de talents invétéré. C’est simple : le gars est une encyclopédie musicale à lui-seul. Même si le génie d’Armand van Helden fut quelques fois volatile, truffant son parcours de quelques errances voisinant des pièces d’orfèvrerie, le bilan des comptes est là : 2 garçons qui retrouveront leur nom gravé dans les tables de la house.
Les canards déchaînés
Fondé en 2009, soit un an après la crise hypothécaire, c’est ce groupe qui a redonné envie à New York de se trémousser avec aNYway. Souvenez-vous des bandes FM à cette époque : de 2009 à 2011, pendant que des centaines d’analystes partaient en crises nerveuses en voyant les cours chutés, la planète s’évertuait à danser joyeusement en fermant les yeux sur l’abîme. On suppose que le top 50 laissait indifférent certains de nos lecteurs, mais le feu était dans la braise ; le pire, à venir. Jusqu’à 2012, où la planète rentre dans un état dépressif : la crise financière contamine l’économie réelle, et les maisons de disques se font démembrer par une numérisation rampante. L’heure n’est plus tant aux rires et à la débauche, elle est à l’enlaidissement : la scène club débute sa petite mort, pour se laisser supplanter par le triste spectacle de la scène EDM, grand-messe de puceaux radicaux et hymne à la tympanoplastie. Or, si la scène électronique est en panne (artistique), c’est presque toute un pan de l’industrie musicale qui part à la déroute. Il était temps que les Ducks se volatilisent.
C’est en 2013 que nos deux cantons migrent vers nos cieux avec quelques singles excellents (It’s You ou NRG), célébrant une musique réconciliante black and white, remplie de jazz et de disco coupée à la house. Ils accompagnent la sortie de leur premier album Quack, compilation des maxi égrenés depuis 2009 et de nouveaux titres. Le hic, c’est que le succès n’est pas au rendez-vous en cette époque de dégringolade. On pensait donc nos tourtereaux définitivement découplés, vaquant à leurs occupations solo.
Puis pointe l’année dernière le bout du bec un EP. Puis un second. Puis un troisième. Pas croyable. Nos Ducks sont de retour pour nous refiler le sourire en ces temps de Covid. Mieux, ils nous pondent depuis un an des singles en pagaille, comme si un album semblait se préparer pour la reprise des festivités. Cette fois, ils ne rateront pas le coche.
Haut les cœurs, bas les couilles
Le confinement, les Duck Sauce n’en ont rien à carrer. I Don’t Mind est d’un tonus tel qu’il vous fait l’effet d’un jus d’orange assaisonné à la disco-coco. Réveillez-vous le matin avec et vous aurez la frite frétillante. C’est dansant, mais surtout ultra-jouissif (ce qui n’est pas obligatoirement le cas, la house pouvant se borner à être uniquement rythmée). Alors que l’on pouvait se plaindre que leurs gros tubes aient été des morceaux calibrés pour le marché dance (même si rien n’était gagné d’avance), voire même, au bout de la 136ème diffusion en radio de Barbra Streisand, se sentir horripilé par la brillante efficacité des astuces sonores mises en œuvres pour qu’ils s’enracinent dans votre cortex, nos canards choisissent de la jouer différemment cette fois : que des titres vraiment underground. Mais un soubassement qui donnerait sur une vue plein soleil.
Nos larrons utilisent jusqu’à l’usure la technique d’échantillonnage des vieux samplers, qui ne pouvaient que chiper quelques secondes des morceaux de piste. D’une certaine manière, c’est cela qui aura donné naissance à ce genre : la house, c’est l’art des chapardeurs, celui de travestir le vol, en le faisant tourner en boucle à un rythme accéléré, transformant disco et funk en quelque chose de neuf. A-Trak et van Helden nous les triturent bien comme il faut pour se les faire siennes avec des filtres ultrasoniques. Mettez un titre sur le tourne-disque : vous sentez cette ligne de basse ? les vas-et-viens de votre tête? vos guiboles qui flageolent? ça vous titille, n’est-ce pas? Et dans cet EP, les boucles, elles vous font tourner en bourrique jusqu’au vertige.
D’ailleurs, là encore, on est surpris d’avoir des lignes de basses aussi fortes, très deep house, alors que ce dernier genre a des sonorités plutôt froides et industrielles (ce n’est pas pour rien que la techno vient de Détroit). On la retrouve sur le trop sobre Get To Steppin ou le décevant Ask Me, avec sa voix d’éphèbe noir qui pense nous apprendre les heurts de la vie, prélevée du pourtant sublime Do You Believe des Supreme Jubilees. Des basses qui frappent, mais jouxtée à une musique ensoleillée au zeste de disco, rappelant que le projet Duck Sauce a parfois été considéré comme une antenne américaine de la french touch. C’est ce mélange étrange de nu funk et de house massive qui en devient exaltant. On avait rarement entendu cela dans leurs productions antérieures, dont certains morceaux nous faisaient presque croire qu’il s’agissait de morceaux de l’époque. C’est d’ailleurs le cas du chouette Captain Duck, où on frôle le kitsch avec ce sample de « He said captain, I said wot! ». C’est tout l’art des gésiers : avoir une nageoire dans un underground ouvert à tous, et l’autre dans une pure nostalgie pointilleuse, tout en jouant les cons avec des extraits plus criards, tu meurs. S’il n’avait pas été volé chez Wot de Captain Sensible, Captain Duck nous ferait presque penser à un titre entendu sur H.I.P.-H.O.P., merveille d’émission sur TF1 avec Sydney, où passaient leur tête Afrika Bambaataa et Grandmaster Flash. Pour le coup, cette reprise faiblement camouflée nous donne un morceau… qui a tout l’air de venir de 1982, quand le mouvement hip-hop balbutiait à New York. Le vol n’est pas piqué des hannetons, mais le cassoulet est bon!
De la coco dans l’aile
Smiley Face vous fera éjaculer l’hippotalamus de dopamine. C’est décidément un appel à la fête commis par deux demeurés, et on espère que les plus jeunes auront les neurones pour se laisser pénétrer par la musique : leurs aïeux se seront trémoussés sur ce type de musique pendant toute les années 2000 où elle aura aspergé de frivolité la jeunesse argentée d’Ibiza et de Mykonos. Il fait l’effet d’un bain de soleil à vous en donner l’envie de repartir à la chasse. Les accords de violons et de trompettes répétés en boucle, la puissance joviale des voix noires piquées aux Two Tons O’Fun, en donnent le tournis, et nous rappellent follement… le Crescendolls de nos Daft Punk. On aurait parié sur une utilisation du même sample, en donnant une prime de légitimité aux robots. Et pourtant, c’était Can You Imagine de The Imperials qu’ils détroussaient… et qui ressemble à Make Someone Happy Today des Two Tons. Vous suivez…? Nous non plus.
Mais le morceau le plus barré est en marche, assorti d’un clip hautement recommandable réalisé par le très bon Keith Scofield. En effet, si on se borne aux musiques des Duck Sauce, leur musique est hautement festive, mais elle laisse peu deviner l’esprit dérangé et rigolard du duo. Conscients que l’industrie du clip est en manque patent de créativité depuis 20 ans (plus encore pour l’électro), nos deux zouaves ont toujours collaboré avec lui pour réaliser des clips délirants comme l’excellent Big Bad Wolf (le clip le plus audacieux du tandem). Avec Mesmerize, on touche au firmament de la connerie. Le clip, pot-pourri d’images chopées sur Getty Images et d’extraits de films des années 2000, est un sommet de mongolerie, celle d’une époque où internet était encore un no man’s land où les forums débordaient de pépites abracadabrantes de nerds et de conspirations ubuesques que la morale de l’époque nous interdirait. Hommage aux jeux virtuels Second Life préfigurant les réseaux sociaux, il est à s’esclaffer de rire tellement il frôle l’absurdie. Vraisemblablement scénarisé par un algorithme détraqué et réalisé avec des moyens limités par le virus, le clip le plus coin-coin de 2020 nous envoie à des annales-lumière dans le délire (vous comprendrez). La Covid aura causé 3 millions de morts, mais il nous aura offert un clip d’une couillonnerie telle qu’il confine au génie.
Quelle était douce cette époque où l’on pouvait voir Tom Cruise cramer des têtes, où toute la jet-set passer ses vacances à partouzer dans les chiottes et à inhaler n’importe quelle substance dans une amoralité et une frénésie totales (on devine les anecdotes vécues en tournée des deux DJ)…! Et tout cela sur de la bonne musique… que demande le peuple! Et d’ailleurs, quel titre : c’est LE meilleur morceau des Duck Sauce depuis leur création. Le morceau quitte les années disco pour un morceau italofunky de Taste-T-Lips. Les larrons ont un talent pour ressusciter des titres morts et oubliés. La pièce d’origine est transcendée par les Ducks. Et quand bien même celle-ci soit bien maquillée, elle possède un trio de notes de clochettes (qu’on aurait aimé d’eux) dangereusement addictif. Nos canards ont de l’odorat et connaissent leurs classiques. Le titre est vraiment fait pour soulever les foules à Talamanca Beach, et rappelle les grandes heures du label Hed Kandi, parfaite pour passer dans un mix soulful house entre I Want Your Soul d’Armand van Helden et Stupidisco (Make Your Move) de Junior Jack.
Nos canards déchaînés nous reviennent avec de la coco dans l’aile. Ils font de l’hier avec de l’avant-hier. Véritable ode à la connerie, cet arsenal de titres constitue à la fois un formidable canasson pour reprendre les festivités que de formidables resucées de titres oubliés. Se vautrant dans leur discothèque de vinyles, on aurait tout de même préféré qu’ils cessent de mettre en avant leurs amours de jeunesse pour mieux brandir leur union. Reste que la came de nos doux-dingues est bonne : l’album se fera attendre au pied de grue.