Sans doute aurait-il fallu parler plutôt de Creep. C’est une évidence, des deux morceaux du groupe d’Oxford, le morceau sorti en 1993 est non seulement plus connu mais a une portée-culte probablement supérieure avec sa vision innée de la lose, sa sentimentalité, son désespoir et tout ce qu’il porte sur lui d’emblématique. « I’m a creep/ In a beautiful world/ I Wish I Was special/ You’re so fuckin special. » Creep est une belle chanson pop, un brin trop romantique et auto-dépréciative pour servir une autre cause que soi-même. C’est une chanson qui tire les marrons du feu pour 20 ans de pop anglaise passés à faire l’intéressant et à s’autoflageller.
Karma Police est plus complexe et finalement pas moins présente en radio. C’est une chanson intelligente, entêtante, hypnotique et dont la signification moins évidente la rend plus tenace et son message plus infectieux. D’un point de vue strictement historique, Karma Police déboule à l’été 1997, pour accompagner la sortie d’OK Computer intervenue mi-juin. Elle est précédée par la sortie d’un premier single, Paranoid Android, qui a fait son effet, et sera suivie l’année suivante par le magnifique No Surprises. OK Computer est évidemment un album important et décisif pour le groupe et pour la pop anglaise. Radiohead y révèle toute son ambition, soutenu par son producteur Nigel Godrich, essentiel dans la gestation du son du futur, et donne la pleine mesure d’un talent que The Bends avait à peine servi à présenter. Le disque, surtout, vient clore d’une manière assez brutale et remarquable la séquence, contrastée, brillante et finalement honteuse, qu’on appelle la brit pop. Cette clôture n’intervient pas tant médiatiquement qu’artistiquement puisqu’OK Computer ne fait rien moins en mêlant le rock « progressif » et une texture électronique à un fond de sauce très beatlesien que propulser la pop classique dans un nouvel âge où l’organique et le synthétique marchent main dans la main et se fécondent mutuellement.
Il ne faut pas exagérer cette dimension pionnière ou révolutionnaire mais l’effet produit est bien là. Lorsque le disque sort, il est impossible de ne pas entendre que les temps ont changé et que deux ans avant le gong, on vient de changer non seulement de décennie mais de siècle. OK Computer est le premier album du XXIème siècle, un album pop de science-fiction qui vient digérer les quarante années de SF qui ont suivi depuis Orwell jusqu’à K Dick en passant par Burroughs. Un album qui respire la lutte des classes, qui précède les mouvements sociaux en les inspirant, mais aussi tourne les énergies et la révolte vers un environnement digital où le contrôle mental et la viralité semblent (c’est ce qu’on croit alors) plus efficaces et réels que la grève ou la manifestation.
La paix des brêles
Karma Police, qu’on opposera bientôt à son antithèse jumelle, The Crystal Lake de Grandaddy (lui-même tiré du second album qui compte pour dire la modernité sur la période, The Sophtware Slump en 2000), est le moment clé et la bande son historique d’une transformation de la pop adolescente née dans les années 60 en une pop effondrée et désolée de l’âge adulte. Il faut évidemment, comme à chaque fois, faire attention à ce qu’on raconte : on parle ici d’une importance qui se joue dans un mouchoir de poche et ne résonne que chez ceux qui s’intéressent à ces choses-là. Du point de vue de la pop d’avant, Karma Police est une purge. Le tempo est ralenti et la chanson s’étire sur plus de quatre minutes avec des reprises interminables et une forme de chaos final qui n’impressionne plus grand monde 23 ans après. Le titre ressemble d’assez près au Sexy Sadie des Beatles qu’on peut très bien ne pas tenir comme leur meilleure réalisation. Les techniciens apprécieront la tournure des accords, un peu tordue comme souvent chez Radiohead, et l’absence de rythme qui sied si bien à la voix geignarde et plaintive de Thom Yorke. D’où vient alors la séduction de la pièce globale qui, malgré tout cela, fait un effet bœuf dès la première écoute, vous suit pendant trois jours après chaque écoute et semble porter sur elle les clés d’une compréhension globale du monde qui vous aurait échappé jusqu’ici ?
Karma Police est une chanson joueuse et compliquée, simple et intelligente à la fois. Les membres du groupe ont expliqué son titre assez vite. La Karma Police désigne une police de l’esprit imaginaire (mais qu’on retrouvera quelques années plus tard dans le Minority Report de Spielberg, lui-même tiré de K. Dick) qui intervient dès que vous avez formulé une pensée ou un acte plus haut que l’autre. Le personnage principal étant le double travailleur du jeune qui s’exprimait dans Creep, c’est-à-dire un monsieur tout le monde, probablement médiocre, gris mais valeureux, et aussi rentré dans le rang, Karma Police désigne de fait le système d’oppression (réel ou fantasmé) qui s’abat sur nous pour maintenir un degré de contrainte suffisant pour nous faire rester dans le droit chemin. Yorke et les siens l’expliqueront : il s’agit de décrire ici la contrainte qui pèse pour le salaryman normal et surtout le sentiment de n’être rien, de ne pouvoir se dégager du système de contrôle professionnel et social, de la trajectoire d’épuisement et d’usure qui découle de la situation d’exploité salarié. Radiohead mêle une analyse sociale à la Irvine Welsh (on pense à Trainspotting pour la lassitude, le déréglement), une hypothèse oppressive un brin futuriste (Matrix est alors en préparation et ne sortira qu’en 1999), à toute une littérature propre à l’oppression employée qui court de Melville (le narrateur est un Bartleby 2.0) à Orwell, dont la présence tutélaire sur OK Computer est assez évidente et quasi omniprésente. C’est Orwell (Wells peut-être sur ses romans SF engagés) qui donne à Radiohead son caractère britannique, cette singularité qu’on ne retrouve pas chez les contestataires américains du moment, plus directs, plus percutants.
La menace s’exprime ici tout du long et assez explicitement :
« Karma Police
Arrest this man
He talks in maths
He buzzes like a fridge
He’s like a detuned radio »
Étrangement la référence au babil (maths) et au frigo désigne ici ce que l’homme a de plus humain et notamment ces sortes de bruits corporels qui viennent déranger l’ordre établi. Du bruit de radio, il faut retenir bien entendu qu’il est déréglé car on sait bien que c’est dans cet entre-deux stadios que se situe le danger pour la communication dominante. Le narrateur est un pirate malgré lui, dont la médiocrité est si criante qu’elle s’infiltre entre les joints qui cimentent la normalité. Le gars en lui-même n’y peut pouic et a évidemment joué le jeu du qui perd perd, revendiquant sa docilité un peu plus loin : « I’ve given all I can/ It’s not enough/ I’ve given all I Can/ But we’re still on the payroll. »
Tony Blair is dead
Yorke exprime ce que tout le monde pense tout bas. La New England de Tony Blair était une imposture et on l’a tous eu dans l’os. L’ami de Bush restera Premier Ministre pour deux mandats de plus, jusqu’en 2007, mais en 1997, tout est déjà mort. La déclaration de Yorke est une rupture avec le rêve travailliste autant qu’elle vient mettre un terme officiel à la collaboration entre l’illusion progressiste du parti et une pop encore naïve et qui croît en l’amélioration des conditions générales de vie. Karma Police marque la rupture d’avec le politique, la rupture d’avec l’adhésion au projet collectif. Le loser de Creep ne pleure plus sur l’amour perdu mais sur la perte d’un emploi où il a fait de son mieux, d’une position sociale qui est inexistante et sans rappel possible. L’intérêt de Karma Police est ainsi de mêler des enjeux intimes (la police de l’esprit, le politiquement correct comme on le désignerait) et les enjeux sociaux (une sorte de police sociale qui n’est même pas la morale mais une sorte de conscience claire capitaliste) à travers l’expression d’une désespérance totale et infiniment sincère. La voix de Thom Yorke qui est exactement faite pour ça (la plainte, exprimer le désespoir) sublime évidemment un texte au poil et qui ne s’embarrasse pas pour chialer sur son sort.
On notera (et c’est peut-être ce qui fait le génie du titre après tout) la belle ambiguïté qui pèse sur le simili refrain du morceau. Lorsque Yorke entonne
« this is what you’ll get
this is what you’ll get
this is what you’ll get when you mess with us »,
on peut supposer que c’est le capitalisme lui-même qui s’adresse à lui et le menace. A force de répétition, et avant le chaos instrumental des trente dernières secondes, on peut se demander toutefois si ce n’est pas le loser lui-même qui reprend le slogan et s’est organisé pour résister. On peut alors imaginer que le chanteur de Creep a fait école et commence à dresser le peuple des négligés et des frustrés autour de lui. Le pleurnichant fait école et revendique sa mise en danger, prenant à témoin l’auditeur pour lui dire que s’il venait à prendre son parti, il serait lui-même en danger.
Du loser au fighter
Ce double sens, plutôt génial, modifie la compréhension qu’on peut avoir du texte de Radiohead. Oui, Yorke pleurniche et en a pris plein la tronche. Mais oui, aussi, Thom Yorke se dresse en robin des bois fédérateur du pauvre pour assembler une grande coalition qui pourrait renverser la table et tout ce qu’il y a dessus. Ce double sens explique ce que Karma Police par-delà son côté effondré et déprimant peut avoir aussi de réconfortant et de rebelle. Ce n’est pas qu’une plainte mais une promesse de rébellion pour demain. On ne sait pas si les membres de Radiohead avaient lu le livre (sans doute pas puisqu’il sort juste avant en 1996), mais il y a du Fight Club avant l’heure là-dedans. Les thèmes de Palahniuk sont présents (ils émergeront avec le film de 1999) comme ils font écho à cette majesté des freaks qui va si bien au groupe.
Comme toujours, on ne parle pas suffisamment de la beauté des arrangements, de la qualité du son qui est assez subtile et enchante l’album entier : les cliquetis, les ruptures de ton, cet accompagnement piano/guitare acoustique qui met à nu la structure de la chanson et que viennent sublimer avec délicatesse (mais suffisamment bien pour suggérer que ce qui ressemble plus à une démo sonne comme un ovni) les nappes électroniques. Karma Police est une chanson qui s’apprécie en l’écoutant à fond, si possible en braillant par dessus (ce qui est le propre de tout cet album et le propre de Radiohead, un groupe qui se chante systématiquement en même temps qu’on l’écoute), mais qui résonne comme si Radiohead la chantait directement dans notre oreille. L’acoustique a cette vertu là de rendre proche ce qui se veut distant. Godrich est un maître pour cela. Il restitue la profondeur du son saisi sur le vif et la consacre sur un support éternel.
Karma Police n’est pas forcément la chanson la plus culte des chansons culte. Ce n’est peut-être pas la plus virtuose mais c’est un jalon dans l’expression de la modernité, sociale, artistique et politique incontournable, en plus d’être un vrai bon morceau pop. C’est une chanson qui exprime toute la fascination et la peur qu’on peut avoir devant le futur qui nous fait face : notre meilleur ami.
PS : pour une fois, on ne commente pas le clip qui n’est pas très bon. C’est une idée qui avait été pitchée par le réalisateur pour une chanson de Marilyn Manson et que celui-ci a décliné. Elle a été refourguée au groupe avec un résultat esthétiquement soigné mais sans lien direct avec le titre.
superbe analyse pour une superbe chanson 🙂 !
Merci. Oh que oui. On aurait pu en choisir au moins 2 ou 3 autres sur cet album !