Le troisième album de King Krule est aussi son meilleur. Sa musique n’a plus tout à fait le même charme que lorsqu’il officiait sous le pseudonyme de Zoo Kid. Elle était alors plus hip-hop, beaucoup plus simple et tout aussi moderne. Mais il a su trouver sur cet album une troisième voie, plus rock, plus expérimentale qui lui redonne une vigueur et un intérêt nouveaux.
Pour beaucoup, ce que fait Archy Marshall n’a de sens que parce que le jeune homme, 25 ans désormais, a une voix extraordinaire. C’est, chez lui, l’organe qui crée la fonction. L’organe qui produit le talent et se pose d’emblée comme la source de tout art. C’est évidemment ce qu’on retient de lui : la gravité, la profondeur, comme s’il tenait une caverne noire, un gouffre sans fond, un chewing-gum de ténèbres entre ses lèvres. Man Alive ! met en scène cette voix sans aucune volonté de l’apprêter, ni d’en faire quelque chose de joli. A la différence de ses précédents longs formats, la voix ne cherche pas à cajoler ou à bercer. On passe d’un Chet Baker baryton à un Johnny Rotten 2.0. Archie crache, Archie hurle et cela donne des choses comme le remarquable Stoned Again qui sont âpres, brutales et réellement fabuleuses.
Musicalement, Man Alive ! fait aussi l’objet d’un travail incroyable. King Krule n’est pas un as de la mélodie. Il n’est pas certain qu’il ait jamais écrit une chanson digne de ce nom depuis qu’il fait de la musique. Mais il a su par le passé tisser des ambiances qui le dispensaient presque d’être inspiré. Sa musique ne relève pas de la pop. C’est juste de la mise en son. Et elle est ici formidable, post-quelque chose, couturée de partout, bringuebalante et audacieuse. Depuis le rachitique Cellular qui ouvre le disque, jusqu’à l’incroyable Comet Face avec sa basse et ses guitares impeccables, trois ou quatre titres surnagent et attirent vraiment l’attention. Pour le reste, on navigue en terre de connaissance, c’est-à-dire dans un brouet assez indistinct finalement de sonorités électroniques, de jazz, de bossa nova, des mélodies bouts de ficelle qui n’ont aucune force, aucun ressort mais qui servent de points d’appui pour que Marshall bourdonne autour. King Krule, sur près de dix chansons, ce n’est qu’un type qui raconte des histoires sur un rythme et une mélodie alibi, si possible downtempo. On peut trouver cela vraiment ennuyeux ou aimer ça, ce qui est notre cas. C’est une musique moderne qui ressemble plus à un bain moussant, un truc qui enveloppe et qui a des qualités apaisantes. L’idée selon laquelle tout cela ne formerait qu’un seul et même morceau est idiote tant il y a de variété et de modulations dans le beatmaking. Le dispositif est répétitif mais d’une richesse qui ne doit jamais être sous-estimée. Theme For The Cross en est un bon exemple puisque c’est peut-être la chanson de facture la plus classique ici, présentée en simple piano voix avec un filet d’instrument en vent à l’arrière-plan. Underclass ressemble plus à du jazz américain et il faut être sourd pour considérer que les morceaux se ressemblent.
Il y a quelques pièces assez envoûtantes comme The Dream qui tient en une minute trente et des balades bleues comme le beau Perfecto Miserable, ou le sublime trip-hop de Airport Antenatal Airplane, où l’on entend à l’arrière-plan la meilleure chanteuse anglaise du moment, l’incroyable Nilufer Yanya. « Passport in my pocket’s getting old/ Feel the weight of the world dissolve. », chante Marshall. Man Alive ! est un disque dont on a envie d’écouter les textes. Parce qu’ils sont beaux et bons et parce que Marshall y raconte des choses très personnelles. Il y avait un côté assez générique dans ce qu’il chantait jusqu’ici, mais ce n’est plus le cas. C’est l’une des grandes réussites de l’album. Marshall a grandi et a vécu un peu. Il a eu un enfant il y a peu et s’est assagi. Man Alive ! est le récit de son éveil en tant qu’homme qui correspond paradoxalement à la mise sous cloche de ses démons et de son énergie de jeunesse. C’est ce qu’il chante sur le remarquable Energy Fleets, cette forme de domestication. Marshall chante la perte et la mort (Please Complete Thee). Il chante l’ennui et les journées perdues (Cellular). Il parle un peu d’amour, qui par définition est douloureux et éphémère. Il parle de ses anciens excès (Stoned Again), de l’espoir (The Dream) et définit par sa poésie quotidienne et symbolique un territoire politique fait d’errances, de petits moyens détournés et de sombres malheurs. King Krule incarne à lui seul une jeunesse désabusée et qui évolue en marge des enjeux productivistes de l’époque, une jeunesse qui agit par et depuis sa bulle, en étant principalement concentrée sur son sort mais qui n’en est pas pour autant épargnée par ce qui se passe autour d’elle. King Krule est affecté par l’époque dans son corps et dans sa sensibilité. C’est ce qu’on ressent à travers son travail.
Man Alive ! est un beau disque. Après trois albums, il semble clair qu’Archie Marshall ne produira pas un travail qui sera soudainement et spectaculairement décisif mais qu’il bâtira plutôt une œuvre par superposition, un touche à touche impressionniste autour de sa propre figure. Cela ressemble au portrait de l’artiste en jeune homme. On commence à peine à voir ce qui va venir après, à distinguer le tableau d’ensemble. C’est une autre manière de prendre la chose mais c’est tout aussi durable et consistant, tout aussi passionnant et envoûtant. Saison après saison.
02. Supermarché
03. Stoned Again
04. Comet Face
05. The Dream
06. Perfecto Miserable
07. Alone, Omen 3
08. Slinky
09. Airport Antenatal Airplane
10. (Dont let the dragon) Draag On
11. Theme From The Cross
12. Underclass
13. Energy Fleets
14. Please Complete Thee
Lire aussi :
King Krule / Space Heavy
King Krule au bûcher : du pareil au même