The Cure à Bercy (28 novembre 2022) : de loin en loin

The Cure Bercy 2022Bercy est chaque fois plus immense, plus métallique, plus sourd. Passée cette redécouverte du hangar culturel et de la foule attentive et pleine d’espoir qui l’emplit, on est saisi d’emblée par la familiarité que nous inspire l’entrée en scène d’un Robert Smith qui n’a pas changé tant que ça. Sa main droite bat contre sa cuisse, en signe de concentration et de nervosité. Le chanteur se balance légèrement en rythme et rajuste les manches de sa longue chemise noire. Il fixe le sol, le monde, sourit et salue. Ses mains s’entortillent reproduisant les mêmes attitudes corporelles, les mêmes mouvements, enfantins et timides, depuis toujours. Les interminables introductions de guitares et de claviers qui caractérisent les nouveaux morceaux de The Cure ne servent qu’à ça : l’aider à venir à nous, le transporter et faire que même 10 ou 15 000 nous puissions le rejoindre, là où il se trouve. Ces introductions voyageuses n’ont plus rien à voir avec la sécheresse et l’immédiateté punk des propulsions anciennes : elles épuisent et nous font sentir le poids des ans et de la peine, tout en nous forçant à entrer en nous et en lui.  » This is the end of every song that we sing/ The fire burned out to ash and the stars grown dim with tears », démarre-t-il sur Alone, peut-être la plus belle et mensongère des nouvelles chansons tirées de l’album à venir. L’instrumentation est minimaliste : un trait de basse, une pulsation rythmique élémentaire, libérant un espace infini et quasi sacré pour une voix qui s’écrase en écho sur le souvenir de son ancienne splendeur. La mélodie vocale semble elle-même dépassée par l’émotion, faisant de cette entrée en matière un formidable vaisseau vers hier.

Il est facile, devant un groupe avec une telle discographie et une telle longévité, de considérer que tout est affaire de nostalgie et de ressouvenir. La répétition de motifs et de thèmes est au coeur de la musique de The Cure depuis toujours. Il n’est pas étonnant dès lors que les concerts de cette tournée soient vécus par la plupart des spectateurs comme un enchantement. Contrairement aux concerts marathon d’il y a une quinzaine d’années (et même si celui-ci taquinera les 2H40) qui entreprenaient d’épuiser le répertoire et le spectateur sans ordre de manoeuvre, le groupe a appris en dix ans à soigner ses setlists et à reconstituer des séquences émotionnelles cohérentes et homogènes qui offrent au spectateur le temps et la possibilité de retourner à la sensation qu’il éprouvait à la première écoute des morceaux.

Le son est juste, au plus près souvent des versions studio. Le groupe ne s’autorise aucune fantaisie qui détournerait de l’idée qu’on se fait des morceaux. O’Donnell massacrera un peu Just Like Heaven sur le final. Simon Gallup signera, pour le fun et comme il l’a toujours fait en concert, A Forest d’un trait de basse appuyé. Jason Cooper est la discrétion même, tandis que Reeves Gabriels est précis et lourd comme une enclume. Les chansons de The Cure doivent sonner et sonnent exactement comme on les entend. Cette exécution parfaite est une nécessité pour que l’on s’y retrouve et cela marche formidablement bien. Les chansons de Disintegration sont faciles à faire : Pictures of You et Lovesong sont parfaites, mais il faut plus de rouerie et d’écho pour faire illusion sur un A Night Like This qui y perd clairement en grâce.

The Cure a parfois un peu de peine à ne pas s’avachir et à étirer les morceaux mais l’alchimie fonctionne. Robert Smith anonne quelques mots en français pour lancer une séquence plus que convaincante où les nouvelles pièces (And Nothing Is Forever, A Fragile Thing) cotoyent l’un des joyaux pompiers de Bloodflowers (The Last Day of Summer) et l’unique rescapé de Wild Mood Swings, Want. Les instruments l’emportent sur le chant, triste et désolé, et déclenchent une forme de mélancolie qui nous emplit de larmes et de chaleur. Ce qui aurait pu ressembler sur le papier à un tunnel ennuyeux ressemble à un sas qui introduit à merveille la plongée en eaux profondes qui vient.

Le coeur sensible du show s’enclenche sur Burn, tiré de la BO du film The Crow, lequel ouvre une fenêtre gothique somptueuse qui à elle seule vaut le déplacement. Smith enchaîne ainsi At Night, bien cadencé, la madeleine Charlotte Sometimes et le toujours terrible The Figurehead. Un visage déformé en masque mortuaire tient l’arrière-plan. « I can lose myself in Chinese art and Parisian girls« , s’amuse un Smith qui n’oublie pas que Paris aura toujours tenu une place à part dans la carrière scénique du groupe. The Cure porte l’estocade avec une très belle version de A Strange Day, mais le public ne s’enflamme vraiment et pour la première fois du set qu’à l’écoute d’un Push enflammé et pop en diable. On a cette sensation un peu désagréable que chez la plupart de nos congénères le Cure qui fonctionne le mieux est celui qu’on aura entendu sur la bande FM et qui peut s’entonner en choeurs. Cela n’enlève rien au morceau lui-même que le clavier et la légèreté rendent irrésistible. On n’en dira pas autant d’un Play For Today qu’on a toujours préféré dans sa sécheresse originale que dans cette version pop fédératrice, mais The Cure emballe plutôt et à l’inverse sur un Shake Dog Shake vigoureux et trituré d’électricité comme il se doit. Sur ce morceau singulier de The Top, le groupe donne l’impression de faire un peu n’importe quoi et de sombrer dans une brutalité brouillonne assez réjouissante. La version qui suit de From The Edge of The Green Deep Sea, pourtant l’un des titres les plus épiques de Wish, manque d’agilité et de vigueur, éteignant le crescendo qui mène jusqu’au final. Cela restera un regret. Endsong ferme la séquence comme on remet le couvercle sur un cercueil, granitique et presque laconique, elle met fin aux espoirs de ceux qui auraient aimé se diriger directement vers le second rappel. « No hopes, no dreams, no world/ No, I don’t belong / I don’t belong here anymore. » La guitare malade de Reeves Gabriels domine un morceau qui conjugue à merveille la noirceur épuisée de The Cure et la rhétorique désuète du groupe de stade qu’il est devenu. Alors que d’aucuns s’ennuient et attendent la suite, le set principal se referme sur cette pièce déjà centrale, porteuse de déchirement et de contradictions.

The Cure Bercy 2022

Il reste une cinquantaine de minutes à ce stade, découpées en deux rappels très différents, lancés par un monologue étonnamment long d’un Robert Smith radieux et qui joue à Bercy comme dans son jardin. Le premier est dominé par l’intensité d’un enchaînement Faith-A Forest, sur fond de cathédrale, qui se passe de commentaire et frôle la perfection. Le dyptique lourd en basse et en souvenirs est lancé par la majesté triste et ramassée d’un I Can Never Say Goodbye, qui est peut-être l’unique et première chanson ouvertement biographique de Robert Smith. Cette nouvelle chanson sert de facto de dédicace à la messe qui suit et qui met en valeur le soin/son de basse d’un Gallup grognard fidèle et éternel.

Le medley en 7 temps qui conclut le concert n’apportera rien à l’affaire en termes de musique. Exécuté comme à la va vite et en pilotage automatique mais de façon juste toutefois, il n’en concentre pas moins l’un des visages affriolants du groupe : sa capacité cultivée à travers les décennies à produire des chansons entraînantes, dansantes et universelles. Friday I’m In Love n’est plus avec le temps cette ligne rouge qui partageait les vrais fans des autres. Elle rejoint sur l’étagère des succès œcuméniques la coquille presque vide d’un Boys Dont Cry, pourtant autrement décisif, ou d’un The Walk, jadis adoré, et dont on ne comprend plus rien aujourd’hui. Il n’est plus du tout question avec ce Just Like Heaven là de se jeter du haut d’une falaise, mais bien de célébrer notre propre capacité à être restés vivant depuis qu’on a rencontré Robert et les siens.

La peur de tomber et de vieillir s’est changée en une danse profane et festive, magique et étonnée, qui a transformé les adultes d’il y a trois heures en gamins de quinze ans. The Cure a ce pouvoir là, intact et sublime. See you again. And again and again and again.

Photos : Myosotis pour SBO

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