Le temps ne ressemble plus à rien. En cette période incertaine, il accélère chaque jour de soubresaut en soubresaut pour mieux s’étirer en ennui linéaire. Pas étonnant qu’il laisse un boulevard à la plus grande chanteuse « hors le temps » pour s’exprimer et nous embarquer dans son univers factice. On a critiqué par le passé le caractère artificiel et délicieusement conservateur de Lana Del Rey, le sentiment de flotter en dehors de l’époque et du monde réel tout en ne faisant qu’à en parler qu’elle nous inspirait. Sa musique agissait comme une bulle creuse, une potion narcotique tantôt sublime et euphorisante, mais aussi empreinte d’une fausse mélancolie, d’une sensualité reconstituée qui nous laissait de marbre. Produit à nouveau par Jack Antonoff, ce nouvel album, Chemtrails Over The Country Club, continue d’exploiter la veine nostalgique, néo-folk et très américaine, dégagée avec Norman Fucking Rockwell.
L’environnement sonore n’a pas beaucoup varié et s’appuie sur un ensemble folk soigné et plutôt dépouillé, des plages plutôt longues et qui naviguent entre charme et ennui existentiel. L’album démarre ainsi par un White Dress impeccable, qui renvoie autant à Joan Bez qu’aux premiers Cat Power. Lana Del Rey raconte l’histoire d’une jeune serveuse en robe blanche, amoureuse, et qui est soumise à un male gaze ou peut-être un peu plus lors d’une réunion de types qui bossent dans le monde de la musique. Difficile de ne pas lire quelque chose d’autobiographique ici. La chanson suivante nous projette en pleine fugue amoureuse, mêlant adoration sentimentale et foi en Dieu.
« I’m on the run with you, my sweet love
There’s nothing wrong contemplating God
Under the chemtrails over the country club
Wearing our jewels in the swimming pool
Me and my sister just playin’ it cool
Under the chemtrails over the country club »
Le morceau est chanté depuis une sorte de brouillard pré-raphaélite qui n’est pas vraiment exaltant et laisse une désagréable impression d’endormissement alors que le texte suggère plutôt une exaltation extatique. La musique de Lana Del Rey présente ce défaut majeur de ne jamais s’emballer, de ne pas pratiquer la variation de tempo, ce qui conduit, souvent, à traverser un beau tunnel lumineux, soyeux mais aussi indistinct et brouillon. Dire qu’un peu de modulation ne ferait pas de mal serait un euphémisme tant on a le sentiment que la mélodie vocale se prolonge de titre en titre. Tula Jesus Freak est chanté exactement sur le même ton que la chanson qui précède. Les vers sont découpés de la même manière et comme les arrangements ne sont eux-mêmes pas très marqués, il est difficile de ne pas piquer du nez.
Heureusement pour le disque, Lana Del Rey s’anime d’un rien. Plus soul sur la balade Let Me Love You Like A Woman, elle livre un Wild At Heart somptueux et, à son échelle neurasthénique, fougueux et enflammé. Le disque est une succession de personnes qui disent tchao et quittent leur quotidien pour suivre un homme ou partir à l’aventure. Cela a beau être répété jusqu’à plus soif, les textes croquent ces situations à merveille pour nous faire toucher du doigt ce mélange d’espoir et de désorientation qui suit le largage des amarres. Est-ce que l’amour durera ? Est-ce qu’il vaut seulement le coup ? Le chant de Lana Del Rey suggère, avant même que le rêve ne se désagrège, que ces aventures finiront mal. C’est ce sentiment de tragédie à venir qui amène un supplément d’âme et de gravité aux morceaux. Dark But Just A Game partage quelques échos lointains du One de U2 et approfondit cette idée d’une résignation désolée.
« Life is sweet or whatever, baby
Don’t ever think it’s not
While the whole world is crazy
We’re making out in the parking lot
We keep changing all the time
The best ones lost their minds
So I’m not gonna change »
Lana Del Rey chante comme si elle était irrémédiablement condamnée à souffrir. L’écouter offre un plaisir voyeuriste mais chaleureux et exquis où on a l’impression de réconforter une femme battue en lui posant la tête sur notre épaule. Là où ses premiers travaux renvoyaient encore, de temps à autre, une image de séductrice et de conquérante timide, Chemtrails Over The Country Club n’est qu’une longue galerie d’afflictions, une succession de portraits tristes. Yosemite est une chanson magnifique, une chanson où Del Rey s’offre corps et âme, autour d’un texte plutôt hermétique et qui décrit autant un amour sincère et légitime, gratuit et sans entraves, qu’une possible mort absurde et romantique. On pense aux poèmes de la jeune Emily Dickinson parfois. Del Rey a cette même capacité à mêler le réel et l’onirique, cette même fraîcheur désespérée, cette même sentimentalité tyrannique.
Le disque manque de relief pour être vraiment réussi. Ce n’est pas tant un problème d’écriture que de registre. Les pas de côté sont rares et peu convaincants. Dance Till We Die s’aventure en terre country mais ne fonctionne pas complètement, comme si, à force de s’y complaire, Lana Del Rey s’était elle-même emprisonnée dans son registre rikiki. Toute sortie est condamnée. Tout glissement interdit. Elle chantera For Free éternellement et ne pourra d’album en album que murmurer la même chanson : gratuite et superbe, digne et majestueuse, un peu plus ou un peu moins fort, avec plus ou moins de rythme, plus ou moins de cordes ou de piano. Lana Del Rey est comme une fée, coincée dans une boule à neige. Elle offre un spectacle somptueux mais qui est condamné à être répété à l’infini à l’exact identique. Les personnages secondaires qui peuplaient ses précédents disques ont disparu et ne traversent l’arrière-plan que comme fantômes, la laissant à jamais seule avec elle-même et ses rêves perdus.
02. Chemtrails Over The Country Club
03. Tulsa Jesus Freak
04. Let Me Love You Like A Woman
05. Wild At Heart
06. Dark But Just A Game
07. Not All Who Wander Are Lost
08. Yosemite
09. Breaking Up Slowly
10. Dance Till We Die
11. For Free
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