Au risque de vexer Matthieu Malon, le patron de Laudanum, on doit admettre que l’écoute attentive de As Red As Your Lips, le deuxième de sa trilogie du retour (il reste un volume à découvrir… le bleu dont on ne dira rien aujourd’hui), nous a amené à ajuster notre jugement, toujours flatteur et empli de louanges, sur As Black As My Heart, le volume Noir, dont on avait dit le plus grand bien à sa sortie. As Red As Your Lips est un poil meilleur que celui-là et pas uniquement parce qu’il est sublimé par la présence en plage 3 (Midlife Crisis in M&S) d’un Aidan Moffat, dont on a déjà parlé et qui suffit à lui seul pour changer ce disque en album événement.
Si l’on a une petite préférence pour cet album rouge (chez Kieslowski on avait préféré le Bleu sans contestation possible), c’est parce qu’il est plus dark, plus typé électro-gothique que le précédent, froid comme la classe et probablement aussi un peu plus homogène. S’agissant d’albums collaboratifs, on peut évidemment prendre les titres un à un pour les considérer comme autant de prestations individuelles, artificiellement mises bout à bout par l’auteur. Mais Laudanum propose tout autre chose depuis le début : une atmosphère, une ambiance tenue de titre en titre et qui « varie » bien sûr en fonction des orientations prises ou commandées par la musique et la présence au chant de telle ou tel chanteur/chanteuse, mais qui à elle seule justifie le disque.
Sur As Red As Your Lips, on retrouve comme sur le précédent quelques artistes de haut rang qu’on peut adorer par ailleurs : Moffat donc, échappé de ses Arab Strap, mais aussi à l’ouverture un Nolto qui chante presque à contre-emploi (plus noir, plus dur) de son récent disque Make Up Tutorial Song, ou encore Angela Aux, Chloé Saint-Liphard et Alice Hubble. Mais on se fout paradoxalement du casting tant le résultat est époustouflant de densité et de force.
Il y a un côté old-school, rigoureux, moral, ligne claire du synthé et dark qui s’impose d’emblée et qui sort ce projet de toute référence à la modernité. Dark Vision installe un climat anxiogène, perturbant et à la limite de l’occultisme. Complicit, le titre qui suit, est l’un des meilleurs du disque, assis sur une progression au synthé remarquable. La voix d’Alice Hubble, légèrement nasillarde mais aussi sensuelle et pleine d’étrangeté, joue, en fonction de l’accompagnement, entre les plans pour distiller ce qui s’apparente à une potion ou un philtre. Il y a une ambiance Dark Ages (Moyen-Age), alchimique, qui règne sur cette ouverture et que Moffat va projeter de façon spectaculaire dans le quotidien contemporain d’un supermarché, en nous offrant ici un superbe portrait caché du musicien en vieil homme, sous le couvert d’un vrai faux portrait de femme (la Marina de la chanson).
Cette chanson prolonge le jeu de miroirs qui est la caractéristique de ce disque qui, sur chaque morceau, semble pointer quelque chose de précis alors que sa vérité (celle de la musique, celle du texte) est ailleurs. As Red As Your Lips est un faux disque sur l’amour. Le thème principal est plus probablement le temps, la manière dont les genres évoluent et survivent en se transformant. The So-Called Past est une sorte de tube synt-pop échappé d’une autre époque. On pense à nos chouchous de Plastic Operator, mais aussi probablement dans la mythologie de Malon à un écho, une réplique de New Order, « revisitée » comme on se referait la blanquette en quart de finale de Top Chef.
Avec Someone, Laudanum déplie devant nous son ADN : un sample, orchestré, vertigineux, hermétique. C’est la hauteur qui compte, la force, le souffle. On ressent le vent synthétique qui nous ébouriffe les cheveux et l’électricité qui nous court entre les doigts. La boucle est organique, elle pèse et c’est tout. As Red As Your Lips, le morceau, ne dure qu’une minute et quelques, mais a le charme et le mystère d’un EVP. Ce sont les machines d’hier et d’aujourd’hui qui nous parlent. Laudanum leur donne la parole et elles n’ont pas besoin de lui. Ce sont elles qui lui offrent sur un plateau la rythmique ultra-simple mais à l’élégance redoutable qui soutient un To The Lighthouse, qui est avec le titre de Moffat, l’autre sommet du disque. Les deux se répondent : homme/femme. L’homme est terrestre, pesant. Chloé Saint-Liphard s’échappe au large, du haut de son phare piqué à Virginia Woolf. Les rôles sont archétypaux, presque hérités de l’Antiquité : terre/mer, guerrier/déesse. Mais l’exécution est parfaite, presque héroïque comme on l’emploie dans le champ classique pour désigner l’association d’un son épique et d’une voix sensible. Le final, Argument song, est tout aussi pertinent et incisif. Ca s’engueule, ça se hurle dessus : symbôle d’un présent heurté, d’une passion à vif et d’un frottement entre les mondes, les sexes qui ne se fait pas sans frais.
As Red As Your Lips est un disque sacrément fort, dense et à l’amplitude formidable. C’est un album qui a l’électronique indocile, remuante et parfois âpre. Le disque rouge est un disque de tourments, de passion et de mal-être dans lequel on peut s’immerger pour se donner des frissons et volontairement brouiller ses repères au réel, à l’âge et à l’inframonde des sentiments.
02. complicit (featuring alice hubble)
03. midlife crisis in m&s (featuring aidan moffat)
04. the so-called past (featuring angela aux) 02:45
05. someone
06. as red as your lips
07. to the lighthouse (featuring chloé saint-liphard)
08. only you can turn my bitter into sweet (featuring david best)
09. the argument song
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