Louis Jucker fait partie des compositeurs baladeurs les plus précieux de sa génération. Son Altro Mondo, journal d’errance musical en une petite cinquantaine de morceaux et cinq albums, était une démonstration de cette puissance créatrice remarquable, dispersée et exprimée au gré des inspirations, des rencontres et des découvertes. Son nouveau projet, Kråkeslottet, signé de son nom, correspond à un séjour que le chanteur compositeur a effectué dans une petite cabane de pêcheur norvégienne parmi les sapins et les loups. Comme avec le vin ou certains produits alimentaires de qualité, on retrouve dans les chansons un peu du goût, du parfum et de l’ambiance du décor dans lequel elles ont été composées. On imagine d’ici la cabane en bois paumée, la solitude extrême, le pull polaire qui se penche sur la guitare tandis que crépite un feu de poêle protecteur et mugit le vent dehors.
Voilà à quoi ressemble le disque : un dialogue entre Jucker et lui-même, qui, par la force des chansons, devient un dialogue entre le chanteur et sa condition d’humain. On entend craquer le bois de la guitare et le pied qui prend le rythme sur la géniale miniature A Modest Feast, peut-être la meilleure chanson des huit. Il n’y a presque rien entre nous et la chanson qui se présente dans le plus simple appareil, en portant très haut l’intimité qui ne nous lie pas encore. Le chanteur s’ébroue d’abord sur une ouverture torturée et chantée à la limite de la justesse. Seagazer marque le déchaînement des éléments qui précède la retraite et la paix. C’est un temps fort et presque bruyant à l’échelle du disque qui justifie tout ce qui suit. The Stream fait penser à une version boisée d’un Jason Lytle évoluant un poil plus bas dans l’échelle des voix. La production mêle des rires d’enfants et des effets au naturel qui renforcent cette idée d’une chambre d’écho, intime et minimaliste, où nous serons tous contenus le temps de l’album.
Storage Tricks s’amuse avec deux accords venus du In The Morning de Nick Drake pour éclairer une balade mélancolique et ensoleillée. Le jeu de guitares de Jucker est agile et lumineux, tandis que la voix évolue dans des registres différents selon les chansons et les ambiances. On aime sentir le froid sur Ulf’s Interlude, morceau de transition qui met le vent à contribution, mais aussi l’amplitude que donne le Suisse à son beau Back From The Mine. Le chant devient énoncé, narration en simili spoken word, tandis que la guitare se décentre pour devenir légendaire et se teinter de sonorités hispaniques. « I will walk with you if you bring me there », répète le chanteur prêt à suivre celui qui délivre le secret des choses. Est-ce la mort ? L’amour ? Dieu lui-même ? Ou juste un guide touristique qui mène à la prochaine baie ? On touche ici au cœur de l’album. L’endroit recherché n’existe peut-être plus ou n’est peut-être qu’une légende. La vérité se défile toujours. C’est la définition qu’on en donne. Mais c’est ce point précis où il y a quelque chose à voir ou à apprendre que Jucker cherche à atteindre et à nous dévoiler. Comme dans toute bonne odyssée, c’est bien le chemin qui paie plus que la destination. L’album se referme sur une dernière danse, là ou ailleurs, un grésillement d’êtres vivants qui dansent contre le crépuscule. Merry Dancers est d’une beauté affolante, hypnotique. C’est un morceau fantôme, caché à l’intérieur de lui-même, une marche funèbre où l’esprit flotte de notes en notes jusque se fondre dans le décor comme une carcasse au compost.
Kråkeslottet (ou Le château du corbeau, pour ceux qui connaissent la langue) est un album qui frise la perfection, intime, généreux et glaçant à la fois. A l’échelle du jour, il nous ramène au temps où on croisait pour la première fois la sécheresse et la rudesse de l’antifolk Will Oldham. Louis Jucker n’a pas le cœur aussi noir et désespéré que le Palace d’alors mais établit avec nous une sorte de fraternité immédiate des cœurs serrés et fendus qui, par la force de son dispositif intime, nous lie désormais à jamais. Il faut se lever tôt ou ne jamais se coucher pour connaître une telle émotion. C’est pourtant ce qui se produit ici et on s’en félicite.