Est-ce le succès relatif qui préserve l’élan et l’énergie ? Ou est-ce que Malon a trouvé la martingale qui permet de tenir la radicalité au frais ? On est surpris, à la réécoute du premier album de Matthieu Malon, réédité en vinyle pour son vingtième anniversaire, de voir à quel point l’Orléanais a su maintenir intactes sur deux décennies l’impétuosité et la vigueur qui caractérisent sa musique. Il n’y a pas une feuille de papier à cigarette entre le Malon d’il y a vingt ans et celui qui faisait l’an dernier Le pas de côté. L’homme dit assez exactement la même chose comme si les années n’avaient pas laissé de traces sur lui. La manière s’est fortifiée, le scalpel habitué à fouiller plus profond et à dépasser les pudeurs de jeune homme. Mais le reste, c’est-à-dire à peu près tout, fait preuve d’une continuité assez sidérante et qui n’a pas d’équivalent en longévité dans le rock français contemporain. Dominique A, Miossec et les autres sont partis un peu avant mais n’affichent pas la même cohérence dans l’effort. Malon est un roc, tristement immuable, comme si on avait installé un bloc de granite dans le jardin pour qu’il soit lessivé par la pluie, que les chiens pissent dessus et les types en gris viennent y verser une larme quand ils se font quitter ou ont du gras au bide.
Froids n’a pas pris une ride. On est frappé, avec la distance, par l’audace et la variété du son. Le Malon de 2000 a déjà 28 ans. Ce n’est pas un enfant et cela s’entend. Il a digéré à la fois l’encore jeune école du rock français « à la nantaise », le hip-hop (l’intro de Destination : zéro) et évidemment, comme nombre de ses congénères, les influences anglo-saxonnes. Au lieu de se situer dans un camp comme d’autres, Malon fait le choix de ne pas choisir et, à la manière d’un Stephen Jones sur ses enregistrements lo-fi mais avec beaucoup plus de tenue et de sérieux, décide de ne rien s’interdire. Froids y gagne une liberté de ton et d’intention qui a particulièrement bien vieilli, album-auberge espagnole où la ligne claire pop française est parasitée par des bribes extérieures, comme colonisées par les sons d’une époque, Froids brille par son ouverture mais également par la manière serrée dont le tout est tenu en place. Il y a une détermination ici qui reste, deux décennies plus tard, assez surprenante pour un premier album. Par rapport au Malon d’aujourd’hui, ce sont peut-être les textes qui pâlissent un peu de la comparaison. Les points de vue sont un peu moins nets parfois (Juste en face, Les sentiments des gens changent), plus généraux et moins incarnés dans l’expérience et l’intimité. Cela n’enlève rien à la pertinence et à la minéralité impressionnante qui se dégage de la plupart des morceaux. Malon est d’emblée un chanteur-philosophe. Il le prouve sur l’entame qui introduit les grandes lignes de son personnage futur : un observateur distant mais sensible de ce qui nous arrive. Malon est le poète du quotidien. Il n’en fait pas encore un sujet en soi mais réussit à en capter le rythme et la pulsation en musique. C’est cette capacité à évoquer « le cours normal des choses », ce mélange d’ennui, d’effondrement permanent, d’exaltation parfois, de folie douce, qui caractérise Malon. On baisse les bras est à cet égard désarmant de sincérité. Il lui faut moins de deux minutes pour exposer ce qu’il pense de nos vies contemporaines. C’est mieux que Bruce Bégout à qui il faudra deux ou trois ouvrages et un millier de pages pour dire la même chose.
Sur Comme un froid, Malon chante comme Jean Bart mais avec de la dynamite électrique entre les cuisses. Il y a ici un côté bouillant qui désamorce toute tentation de verser dans la pop française chichiteuse. Et pourtant, Froids est aussi un grand album joueur et sentimental. Malon saisit les instants chaleureux et de réconfort. Il les met sous cloche pour pouvoir s’y réchauffer pendant l’hiver. On ne se voit pas très souvent préfigure les grandes chansons des années 2010, lorsque les souvenirs, comme le vin, auront pris du corps et de la puissance. Les sentiments des gens changent que l’on tenait pour la grande chanson de l’album à l’époque nous semble un peu moins impressionnant et original aujourd’hui qu’hier. La chanson est toujours aussi efficace mais le texte est un peu lointain. On préfère En désespoir de cause, ses scratches et son chant désinvolte, ses allures morrisséennes et sa beauté allègre, et le double final Juliette et les Soirées avec Moi, lequel préfigure l’évolution contemporaine du chanteur.
Par-delà les questions de continuité et de persistance, par-delà ce qui évolue ou pas, Froids est un album qui pourrait sortir la semaine prochaine avec le même impact, la même résonance intime. L’auditeur, plus rare encore qu’hier et désormais chauve et ventripotent, s’y persuaderait comme vingt ans en arrière de découvrir un compagnon de misère, libre comme l’air et fier sur sa guitare Rosinante d’aller foutre en l’air les moulins à vent de l’époque. Malon est le type qui a mené les combats de l’ennui et de l’âge adulte à notre place. Il a trinqué pour tout cela, tandis qu’on vieillissait comme une fleur et qu’on entrait dans la bourgeoisie avec la certitude d’avoir droit à toutes les récompenses. C’est le chanteur des illusions et des déceptions, le seul artiste français peut-être qui entré il y a si longtemps dans le réel et qui y demeure toujours.
Il y a un live de cette année-là et quelques pépites qui viennent en numérique avec le vinyle anniversaire. On n’en parle pas mais ils valent aussi le coup.
02. On baisse les bras
03. Comme un froid
04. On ne se voit pas très souvent
05. Juste en face
06. Les sentiments des gens changent
07. En désespoir de cause
08. L’espace d’un instant
09. Juliette
10. Les soirées avec moi
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