Nilüfer Yanya / Painless
[ATO Records]

9.3 Note de l'auteur
9.3

Nilüfer Yanya - PainlessA la sortie du premier album de l’Anglaise Nilüfer Yanya, Miss Universe, on s’enthousiasmait (9/10) tout en se demandant à quoi pourrait ressembler le futur de la jeune femme. Miss Universe était un disque épatant, impressionnant mais aussi bigarré et peu homogène, laissant présager d’une direction à prendre et à affirmer qui nous semblait alors à hauts risques. On se demandait, pour dire la vérité, si la jeune femme (qui a aujourd’hui un peu plus de 25 ans) se ferait croquer par ses producteurs pour se tourner vers le genre dominant (le Rnb) ou si elle aurait la force et la personnalité d’aller travailler sur sa face Nord vers la soul et le rock.

Painless est à cet égard une réponse de premier choix et qui se situe quasiment à la hauteur de ce qu’on pouvait espérer de meilleur. Peut-être pourra-t-on reprocher à Nilüfer Yanya de n’avoir pas aligné les tubes imparables (encore que Stabilise se tient là) comme sur son précédent disque. Mais c’est à peu près tout. Ce disque est une réussite exemplaire, reposant au moins autant sur les textures, l’attitude et la gestion des voix que sur l’énergie et l’écriture de chansons. La chanteuse, comme on l’espérait, a choisi de laisser la part belle aux influences pop rock tout en gardant une ambiance soul ou new soul qui transforme ses ritournelles en confessions irrésistibles. Tout cela est fait avec une immense maîtrise des effets, et souvent à un tempo ralenti qui permet de goûter à chaque subtilité d’écriture et de production, de jouir des variations dans le chant sans entrave, et accessoirement de sublimer l’émotion.

Les basses sont ici dominantes, lourdes et pesantes comme si elles étaient à l’origine des crises de larmes et des vagues de tristesse et de doute qui balaient le disque. Leur association avec des guitares venues du rock et parfois quasi acoustiques (The Dealer) fonctionne à merveille pour imposer une ambiance à la fois familière (et propice aux épanchements) et gentiment dérangeante. La formule joue à plein sur L/R l’une des plus belles chansons du disque et probablement celle qui est la plus emblématique de la formule appliquée ici. La basse joue dans un registre quasi gothique qui déblaie le terrain pour une voix au faîte de sa technique qui offre une série de variations (et donc d’émotions) absolument formidable. Car le chant de Nilüfer Yanya est évidemment ce qu’on retient : bas dans la peine, de tête dans les temps de crise, il oscille entre séduction et décontraction laid-back, selon qu’il tente de caresser ou de mordre. La voix a tendance à coller aux émotions qui s’expriment dans des textes plus riches et mieux écrits que sur le précédent disque, même s’ils sont peut-être encore trop homogènes thématiquement (on parle surtout d’amour, de déception et de relations où la femme prend un plaisir malsain à encaisser et à digérer les affronts) pour qu’on s’en émerveille.

Le cocktail est ainsi plus pop rock que Miss Universe et on s’en réjouit. Impossible de ne pas avoir le couplet et la mélodie vocale de Shameless en tête après une ou deux écoutes. C’est profond, élégant et pénétrant, soit à peu près tout ce qu’on demande à ce genre de disques. Nilüfer Yanya gère son organe avec beaucoup de talent, se refusant étrangement à abuser de son pouvoir. Alors, oui, elle module parfois exagérément donnant l’impression (sur quelques secondes) de se regarder chanter, mais s’applique partout ailleurs à dégager une sorte de fluidité extraordinaire qui emporte la conviction et nous embarque dans son flux de conscience. Les mélodies privilégient le mouvement et les progressions au détriment des alternances efficaces de refrains et couplets, ce qui n’empêche pas à la chanteuse de tomber sur des pépites : Stabilise est remarquable et l’une des meilleures chansons de cette année et l’on retrouve tout le charme ambigu, vénéneux et hypnotique d’une Sade dans des chansons comme Chase Me ou Midnight Sun. L’authenticité du disque est nourrie de confessions et d’hésitations qui émaillent le disque. Nilüfer Yanya chante rarement la joie et les transports amoureux. Elle apparaît partout vulnérable, bafouée et blessée. C’est un positionnement qui ne se traduit pas par l’expression avouée d’une détresse mais que la chanteuse exploite paradoxalement pour revendiquer une forme de force ou de volontarisme autoproclamé. C’est la victime qui retourne vers l’homme pour prendre le pouvoir et jouer le second round, c’est elle qui y retourne parfois tête baissée, parce qu’elle ne peut pas s’échapper.  Ceux qui sont sensibles à ces questions pourront dire que le personnage incarné par Nilüfer Yanya à travers ses textes n’est pas particulièrement moderne et véhicule plutôt une image régressive de la femme. Ce n’est pas tout à fait faux, même si on a plus l’impression de plonger au coeur même de l’hésitation libératrice que d’assister à un attachement d’esclave.

On doit saluer l’intensité de productions millimétrées et qui font parfois penser à la méticulosité grésillante d’un Radiohead (Midnight Sun, ou encore l’excellent Trouble). En matière d’écriture, on assiste à un sans faute avec douze morceaux qui défilent sans redondance ou lassitude. L’écriture de Yanya est à la fois répétitive mais suffisamment variée pour qu’on ait l’impression d’assister à des propositions à chaque fois différentes. Try, par exemple, n’exprime rien qui n’ait été dit avant mais le fait sur un autre mode. On peut en dire autant de Company qui suit que justifie un motif de guitares inventif et craquant. Le final de l’album valide intelligemment l’idée selon laquelle l’histoire se termine bien et où une forme de renaissance et de paix est en vue. The Mystic et Anotherlife pointent du doigt une vie plus apaisée et débarrassée de la souffrance. Ce n’est pas d’une immense originalité mais quand c’est exécuter de manière aussi maîtrisée et quasi expérimentale que sur Belong With You (la seconde moitié de chanson est à tomber), on ne peut que s’abandonner et applaudir.

Painless est un grand disque de femme, dans sa production, son écriture et son exécution, dans son expression et sa complexité. C’est un disque de séduction et d’auto-apitoiement, un disque amoureux et combatif, qui fait un peu penser dans ses intentions au premier LP d’Echobelly. Assister à l’éclosion d’une telle chanteuse est un privilège dont on ne bénéficie peut-être qu’une ou deux fois tous les dix ans. On a désormais la certitude qu’on tient là l’un des talents des dix, vingt ou trente années qui viennent.

Tracklist
01. The Dealer
02. L/R
03. Shameless
04. Stabilise
05. Chase Me
06. Midnight Sun
07. Trouble
08. Try
09. Company
10. Belong With You
11. The Mistic
12. Anotherlife
Liens

Lire aussi :
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2 Comments

  1. says: zimmy

    Elle a quelque chose de rare récemment in the UK: savoir concilier talent mélodique et innovation. Un excellent album que je ne peux adorer car il lui manque un truc essentiel: la vitalité, l’urgence, l’envie d’en découdre qui ont fait les grandes heures musicales d’Albion. De PJ Harvey par exemple.

    1. Tu n’as pas totalement tort sur cette notion d’urgence ou d’envie d’en découdre. L’album ne dégage aucune colère ni aucune émotion excessive comme PJ Harvey ou les albums de filles qui ont compté. C’est sûrement un stigmate de cette modernité : elle gère sa peine et ses souffrances comme une grande en les mettant à distance et en les acceptant. Du coup, il n’y a aucune notion de révolte, aucune agressivité et cela « étouffe » l’énergie du disque qui est tout de même bien là. On ne peut pas dire que les chansons ne sont pas en ébullition mais elles sont rarement énervées ou uptempo. C’est très intériorisé, très joueur sur des variations… dans un mouchoir.

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