Depuis la mort de Sonic Youth et la semi-retraite de Polvo qui n’a rien sorti depuis dix ans, on peut considérer que No Age est le dernier groupe expérimental et noisy de la grande histoire du rock US. On tiendra de côté, pour la démonstration, Pere Ubu qui court depuis des décennies dans son propre couloir et se classe définitivement à part. No Age peut être rattaché plus sûrement à une filiation, aussi incertaine soit-elle, qui compte dans ses rangs des groupes comme Television, le Velvet Underground, les Stooges, Pavement, Sonic Youth et bien d’autres, soit une flopée de groupes bruyants et à guitares qui donnent le sentiment de faire n’importe quoi avec une adresse, un sens mélodique et une grâce insensés. Les No Age n’ont même pas encore 20 ans d’existence mais ont laissé, chez Sub Pop leur label initial puis Drag City (à compter de 2018), des traces discographiques qui alimentent cette recherche d’une justesse rock, urbaine, électrique jamais aboutie et sans cesse renouvelée.
People Helping People succède à Goons Be Gone, précédent album sorti en 2020, dont il reprend l’équilibre entre plages punk chantées et séquences expérimentales et à dominante instrumentale. Le groupe composé de Randy Randall et Dean Allen Spunt n’a pas varié d’un pouce et c’est l’une des grandes forces de No Age : la constance et la détermination mise par le duo à creuser un sillon qui leur est propre sans jamais donner le sentiment de se répéter. Au jeu des comparaisons, People Helping People rappelle un peu An Object, album qu’on avait adoré à sa sortie, par sa concision et la force dégagée par ses morceaux mais aussi par sa capacité à chercher de nouvelles voies pour le rock à guitares. C’est ce côté tête chercheuse qui s’impose d’emblée avec le gracieux You’re Cooked où l’on croit entendre une production de Martin Hannett fusionner avec une cousine d’Autechre ou d’Orbital. Dean Spunt (qui tient le micro ET la batterie) se la joue comme un Lou Reed crâneur et rajeuni sur l’intrigant Compact Flashes, tandis que le désordre mi-organique mi-électro s’installe à l’extérieur. No Age (depuis Los Angeles) déshabille le rock new-yorkais classique pour l’amener dans un territoire nouveau et gardé par des loups. On croit les entendre à l’arrière-plan d’un Fruit Bat Blunder plus énigmatique que réussi, avant que le duo ne se lance dans l’excellent Plastic (You Want It).
People Helping People traverse alors un temps fort mémorable où le chant évoque le mélange de la désinvolture de Stephen Malkmus et la morgue de Johnny Rotten. C’est slacker, punk et indus à la fois, entraînant et sec comme un coup de nerf de boeuf sur la gorge, mais avec une finesse dans l’interprétation et une maîtrise des effets qui est proche de la perfection. On aime beaucoup Interdependence et ses faux airs d’hymne national et encore plus Violence qui suit. On se croirait dans les années 70 au CBGB ou dans une version rétro chic du Pavement des débuts où Peter Laughner aurait survécu et volé la vedette à Malkmus. Le morceau est excellent, addictif et le jeu de guitares de Randy Randall absolument impeccable. Flutter Freer est plus électro mais tout aussi convaincant dans sa rythmique.
On se dit alors que ce disque pourrait faire date et c’est ce qui arrive avec le blues rock grandiose de Rush To The Pond et le punk lo-fi et désaccordé du génial Slow Motion Shadow. L’originalité n’est peut-être pas de mise ici mais l’efficacité est au rendez-vous et la qualité des compositions suffit à en remontrer à des blancs-becs comme Dylan Baldi de Cloud Nothings ou Ty Segall. Dean Spunt se prend vaguement pour Mick Jagger désormais mais les guitares moulinent grave à l’arrière-plan préparant un assaut final cataclysmique.
Le temps de se reposer sur Blueberry BareFoot et c’est reparti pour une malade au coeur de l’ADN indie rock américain. Tripped Out Before Scott est psychédéliquement irréprochable et s’abîme sur les deux songes « terminaux » que sont Heavenly et le très beau (pop art) Andy Helping Andy. Avec ces deux pièces, l’album se cherche un asile abstrait et quasi sacré comme s’il s’agissait de proposer une alternative paisible où le bruit pourrait s’endormir. Terminer ainsi est à la fois audacieux et signe d’intelligence. On pense cette fois à Black Reindeer ou à la clique des manipulateurs de bandes. La parenthèse se referme sur un rayon de soleil où la poussière du fracas qui a précédé (celle de la pochette, mangée par le ramasse-p) tournoie comme dans un roman un peu foireux mais arty. No Age ne se paie même pas une escalade et endort tout son monde dans une chaleur bienveillante et consolatrice.
People Helping People a été enregistré dans un garage, sans l’aide d’un producteur. C’est un album qui sent la réclusion mais aussi l’envie de retourner vers le monde à la première occasion. Avec ce disque, le duo signe peut-être son album le plus majestueux et le plus chaleureux depuis longtemps. C’est en tout cas un vrai coup de maître.