[Chanson culte #62] – Cut Your Hair de Pavement (1994) : l’hypothèse mainstream et la stratégie de l’échec

Pavement - Cut Your HairLes années 1994-1995 sont des années déterminantes pour le rock indépendant. Le succès foudroyant de Nirvana à la fin de l’année 1991 et au début de l’année 1992 a ouvert un nouvel espace et une voie de pénétration instantanée pour que remontent à la surface des musiques connues et mainstream un univers qui n’existait jusqu’alors que dans la marge. Les majors signent des groupes indie à la pelle et leur font des ponts d’or pour qu’ils les fournissent en matériel nouveau et dissonant, en cheveux gras et en électricité. L’Amérique se prend de passion pour le grunge et semble établir une jonction populaire entre les musiques qu’on écoute à l’université et celle des bouges redneck. La presse spécialisée soutient le mouvement, bousculant les hiérarchies traditionnelles entre les musiques pop, musiques nobles et les autres. L’Europe s’apprête à voir déferler la première vague britpop qui marquera, en Angleterre du moins, l’arrimage solide de la musique de niche à la musique dominante. C’est dans ce contexte là, à l’été 1993, que le groupe américain Pavement mûrit son plan secret et s’apprête à conquérir les coeurs avec son deuxième album Crooked Rain, Crooked Rain.

Être ou ne pas être

En douze plages, Malkmus et sa bande balancent avec la nonchalance qui les caractérise l’un des disques les plus mélodiques, insolents, brillants de 1994, un concentré de culture américaine transgenre et au potentiel populaire en apparence irrésistible mais qui ne marchera… pas tant que ça. A l’image de son single et tube instantané Cut Your Hair, et malgré les 1001 atouts que le groupe a dans sa manche : Pavement recevra un accueil critique enthousiaste dans la sphère indé mais plus timide, voire indifférent de la part de la presse mainstream qui lui fermera définitivement les portes d’un succès plus vaste, de la richesse et de la célébrité. Cela n’empêchera pas le groupe d’enchaîner avec un Wowee Zowee dont on se gardera bien de dire qu’il est encore meilleur que le précédent (sous peine de lancer un débat stérile de spécialistes) mais qui marquera surtout l’érosion progressive du collectif qu’est encore le groupe à l’époque. Du non-triomphe du groupe, de son approche critique et joueuse à la fois, on peut tirer de nombreuses leçons parmi lesquelles cette existence d’une sorte de plafond (de verre) invisible qui empêchera toujours (ou presque) un bon nombre de groupes indé de devenir véritablement populaires et d’intégrer pour l’éternité le cercle assez fermé des groupes qui ont réussi.

L’histoire du rock indé est en effet autant une histoire de groupes qui y arrivent ou y arriveront (on ne reviendra pas ici sur New Order, Oasis, Pulp, Nirvana, les Pet Shop Boys et quelques dizaines d’autres) qu’une histoire de groupes qui n’accèderont jamais (de leur premier vivant) au niveau de notoriété et de renommée que l’excellence de leur musique leur promettait. On pourrait ici citer des dizaines et des dizaines de groupes, depuis Felt en passant par les Pixies jusqu’aux Television Personalities, mais Pavement fera l’affaire, puisque tant par l’attitude, le look, les orientations musicales et les chansons, le groupe californien avait tout pour plaire à ce moment là. Porté par le duo déséquilibré formé par Stephen Malkmus et Scott Kannberg, Pavement naît en 1989 et attire l’attention avec une série de EPs confidentiels produits par celui qui deviendra leur premier batteur et une figure de légende du groupe, le clochard céleste et hippie Gary Young. En 1992, le groupe se professionnalise et accueille à la basse le new-yorkais et futur Sonic Youth tardif Mark Ibold. Bob Nastanovitch, ami d’université de Malkmus, vient compléter le line-up en tant qu’homme à tout faire, crieur/choriste et percussionniste de second rang. Le premier album, Slanted and Enchanted, reste très influencé par le punk et post-punk de The Fall et Swell Maps mais met en évidence les qualités de songwriter de Malkmus et sa capacité innée à mettre à jour des mélodies accrocheuses. Le son est brut, voire brutal, abrasif et encore marqué par les origines du groupe. Pavement rencontre un écho très favorable et pointe le bout du nez parmi les formations les plus prometteuses des Etats-Unis.

Le prix du succès

Au moment d’enregistrer son deuxième album, Pavement, mené par un Malkmus dont (comme souvent dans ce genre d’histoires) l’ambition est ambivalente, semble décidé à se donner les moyens de réussir. Le groupe finit par se séparer d’un Gary Young imprévisible et qui ne présente pas suffisamment de garanties pour maintenir une cohérence rythmique (notamment en concert). Les membres du groupe découvrent en tournée à quel point leur vétéran est alcoolique et incontrôlable. Ils s’en séparent à regret et le remplacent par le solide Steve West que Malkmus et son autre ami David Berman ont rencontré quand ils étaient gardiens de musée. Le nouveau line-up est tout sauf virtuose (Pavement restera fameux pour ses faux-départs) mais hautement cultivé et civilisé, offrant des garanties en matière d’honorabilité et de professionnalisme. L’album Crooked Rain, Crooked Rain est principalement enregistré à New-York, aux Random Falls Studio, et accomplit une translation subtile entre le son lo-fi du premier âge et un rock américain plus classique, incorporant des motifs de rock FM, de pop mais surtout de folk.

Entre l’apparence des membres issus de la classe moyenne, juive notamment, blancs et policés, et un son nettoyé (partiellement) de ses aspérités, la musique de Pavement telle qu’elle émerge des séances d’enregistrement semble bâtie pour cartonner. Malkmus est grand, beau et intelligent. Le groupe est affûté et lance, d’emblée, dans la bagarre un single, Cut Your Hair, qui attire l’attention. Le single agrémenté d’une reprise de REM bénéficie d’un maximum de rotation sur les radios universitaires et atteint le dixième rang dans le Billboard des chansons alternatives. Le groupe décroche peu après un premier passage dans l’émission Tonight Show de Jay Leno. Malkmus démarre la prestation en poussant de drôles de petits cris de gugusse et frise la correctionnelle. Le groupe exécute ensuite une version foutraque et jmenfoutiste de sa chanson comme si, en enfants gâtés, ils regrettaient déjà d’être où ils sont. L’attitude du chanteur est particulièrement troublante ici puisque Malkmus semble comme en roue libre et n’ouvre quasiment pas les yeux durant les quelques trois minutes du titre. Le groupe, bien loin d’épurer le son, en rajoute dans le côté abrasif qui s’associe assez mal aux choeurs discordants du refrain. Le résultat est à la fois brillant mais déconcertant, disruptif comme on dirait plusieurs décennies plus tard mais pas suffisamment convaincant pour permettre au groupe de gagner la partie et d’étendre son audience. Le sort fait à Crooked Rain, Crooked Rain est ensuite identique : l’évidence mélodique du disque est systématiquement désamorcée par une attitude absurde et commercialement contre-productive.

Cut Your Hair est pourtant à l’échelle de ce que sera la carrière de Pavement un single proche de la perfection, intelligent, amusant et tendrement surréaliste. C’est un disque de pur rock américain qui n’est ni folk, ni rock, ni pop mais les trois à la fois. Adepte de l’écriture automatique, Malkmus tisse sur ce morceau un gentil parallèle entre les relations amoureuses et le succès en matière de musique. Pour lui, tout est affaire de dépossession et de la manière dont on va se conformer au désir de l’autre. Comme le prétendant passe chez le coiffeur pour se rendre aimable, le groupe qui postule à un plus grand succès doit se faire une beauté, couper ses cheveux longs et subir une séance de relooking. Le conte est presque paradoxal dans l’après-Nirvana où les majors ont justement enrôlé des chevelus par wagons mais sonne comme une revanche ironique de la classe moyenne en polo sur les bûcherons du grunge. Malkmus se considère-t-il alors comme un type sophistiqué ou un néo-punk, un hippie ou un outsider ? Difficile à dire. Cut Your Hair est une chanson efficace mais qui transpire l’ironie et le second degré sur chaque note. Peut-on conquérir en dédaignant ? Peut-on séduire avec le sourire aux lèvres ? Peut-on vouloir et ne pas vouloir à la fois ?

Pour un groupe qui cherche à grandir et à revendiquer une place, même modeste, à la table des plus grands, Pavement semble dédaigner le plat qu’on lui présente avant même qu’on ait posé l’assiette devant lui. Le texte incorpore quelques séquences d’écriture automatique ou des références propres au groupe (le second batteur qui se noie, les références au téléphone de Nastanovich) mais n’est pas le moins lisible du groupe loin de là. L’humour pince sans rire de Malkmus est brillant et assez bien résumé dans cette boutade : il y a des groupes qui se forment tous les jours/ j’en ai justement vu un l’autre jour, qui est aussi absurde que définitive.

Music scene is crazy
Bands start up each and every day
I saw another one just the other day
A special new band
I remember lying
I don’t remember lies
I don’t remember what

Garçons coiffeurs

Le clip renforce la symbolique hésitante et ironique du groupe. A travers la transformation physique proposée par la coupe de cheveux et qui fait écho au Hairdresser On Fire de Morrissey (chanson de 1988 et qui parle justement du pouvoir magique des… coiffeurs dans l’affirmation psychologique des individus), Malkmus tourne tout au ridicule. Il verse une larme de crocodile quand on le couronne roi de la pop alternative, tandis que ses compères sont l’objet de métamorphoses ou d’altérations plus débiles les unes que les autres jusqu’à la transformation de West en un lézard. Non seulement le groupe se moque de tout mais semble ironiser sur ce qui permet d’atteindre le succès. Considérer que cette chanson et le clip ont pu jouer un rôle dans l’incapacité de Pavement à faire fructifier commercialement son immense potentiel serait évidemment exagérer. Mais le groupe et son leader arborent trop haut pour l’auditoire ce second degré, cette ironie mordante, cet esprit de dérision qui font partie des rares « valeurs » que le système n’est pas encore en capacité d’incorporer. Le grunge a permis au mainstream de digérer une attitude ouverte de rébellion contre le système, un mélange d’agression punk et de contestation si évidente et graphique (la crasse, les chemises, les cheveux longs) qu’il lui est beaucoup plus difficile d’accueillir à bras ouverts une forme d’opposition plus subtile et qui ne diffère pas si ouvertement de ses propres codes. L’agression oui, le rejet oui, mais pas la dérision, la prise de distance et le sourire entendu de Malkmus. Ces types sont les rejetons idéaux de l’Amérique. Ils ne peuvent pas se moquer d’elle et manifester avec une telle évidence leur envie d’en finir avec son rêve éternel. Shady Lane, qui viendra par la suite, illustre une volonté de s’échapper qui est tout bonnement insupportable et menace la cohésion sociale. Pourquoi ces gentils gamins ne veulent-ils pas participer à ce que le pays a à offrir ? Cobain était un monstre drogué. Malkmus est si propre sur lui…

L’insuccès de Pavement repose non seulement sur l’esprit de dérision que projette le groupe qui est un handicap critique majeur du point de vue du milieu de la musique et des auditeurs eux-mêmes qui n’ont que rarement associé à la fluidité de la pop des valeurs d’humour et d’ironie, mais aussi sur sa propre ambivalence quant aux finalités que le groupe s’est donné. La biographie (non traduite) consacrée au groupe se fait l’écho des hésitations de Malkmus quant à ce qu’il faut faire pour vendre plus. Scott Kannberg y était prêt, ce qui a pu être cause de dissensions internes, s’ajoutant à la prise de leadership radicale de Malkmus sur le songwriting. Malkmus veut mais ne veut pas, imitant par là-même les réactions pleines de contradictions d’un Lawrence qui aura réclamé l’attention mainstream sans jamais faire le moindre mouvement pour s’en emparer, ou d’un Daniel Treacy qui aura, encore plus ouvertement, sabordé toute occasion de convaincre les foules.

L’insuccès relatif de Pavement, à l’image d’un Cut Your Hair, trop intelligent et distancié pour être tubesque, incarne ainsi un caractère quasi fondateur du rock indé qui, par delà ses caractéristiques proprement musicales (le bruit, la rudesse, le style), est de se définir contre le goût commun et le goût populaire. Passer du côté obscur de la force est aussi rare que rigoureusement impossible pour certains parce que les genres se sont justement constitués l’un contre l’autre. Il faudra attendre d’autres passerelles, plus ou moins respectables, pour que la ligne de démarcation soit franchie. Elle reste quoi qu’on en pense une ligne de touche difficile à transgresser sous peine d’être accusé de trahison. La franchir implique, au moins symboliquement, d’abandonner une part de soi-même, voire d’y laisser sa peau (comme Kurt Cobain). C’est pour ces types là que Malkmus verse une larme. Lorsque le chanteur aura fait le chemin qui lui manquait en 1994 et sera prêt à en payer le prix, le moment sera passé pour Pavement. Terror Twilight, dernier album du groupe, tentera de rattraper le succès perdu mais n’y parviendra pas. On ne choisit pas son moment : c’est une autre loi du sport.

Cut Your Hair se range parmi les beaux morceaux d’un genre qui aime les perdants qui n’ont pas lutté, ceux qui se sont affalés sur la ligne de touche après avoir lâché le ballon du mauvais côté, ceux qui avaient tout pour y arriver mais qui n’ont pas même essayé. De Range Life à Here, Pavement finira par graver au burin sur sa pierre tombale, les vers qui lui collent à la peau :

I was dressed for success
But success it never comes

Comme un promesse autant que comme un regret. Avant de gagner la Coupe du Monde, on disait qu’il y a des défaites qui sont plus belles que des triomphes. Ceux qui ont gagné un truc dans leur vie savent que c’est un conte que se racontent ceux dont « le besoin de consolation est impossible à rassasier ».

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