Le troisième album du duo Nuage Fou est une belle réalisation qui n’est pas sans rappeler sur la forme (une basse, de l’électricité, un spoken word en feu) le brûlot Zyklon Bio de Non-Stop sorti l’an dernier. Nuage Fou, emmené par Martin Debisschop à la basse et aux percussions, et par Julien Brotel (chant, textes), est un poil moins radical dans l’expression et dans la prise de position politique, ce qui permettra probablement à certains de ne pas être trop éloigné de leurs bases.
Il n’en reste pas moins que Super Puma, derrière le format chansons courtes (12 plages qui dépassent rarement les deux minutes), est un album atypique, à visée révolutionnaire, dans un genre (le spoken word sérieux et pas si drôle) qui n’a pas beaucoup d’équivalent en France. L’ouverture Fire donne le ton : il s’agit d’un disque de révolte qui met à jour la conscience d’une situation politique, culturelle et sociale difficile et envisage les moyens de s’insurger.
La musique est tendue, électrique, au service d’une gravité et d’une solennité qui ne sont jamais feintes. Julien Brotel glisse dans ce climat anxiogène et cinématique ses mots et sa poésie avec une vigueur et une force dans l’engagement qui marquent les esprits. Contrairement à d’autres, Nuage Fou n’est jamais complètement lisible ou explicite dans ses intentions, jamais immédiatement compréhensible, préférant le détour poétique à la charge frontale. L’originalité du groupe et de cet album fascinant tiennent dans l’hermétisme relatif des séquences chantées/parlées, qui composent une sorte de code secret insurrectionnel et qu’on suppose clandestin mais qui restent tout du long mystérieuses et occultes. Après le Début est une suite de mots en apparence sans queue ni tête, ni signification mais qui prennent sens par le simple fait d’être prononcés de cette manière et à la suite. Sur la nappe répétitive et entêtante très Diabologum/Cloup de Dans nos forêts, Brotel mène la charge en prenant la défense d’un genre/d’un inframonde menacé d’être « périmé » et rejeté à la périphérie du pays. La forêt et les terrains vagues se rejoignent pour abriter les êtres échappant à la manipulation mentale dickienne du capitalisme galopant. On pense bien entendu au récent Backflip au dessus du chaos de Michel Cloup mais il y a chez Nuage Fou un sens de l’abstraction et une façon de ne pas dire les choses qui intrigue et séduit encore plus.
Sur Ikkyu, on part au Japon pour un long cycle narratif de plus de douze minutes consacré au Moine Ikkyu Sojun, le bonze des plaisirs, de l’éveil et du dénuement. Son recueil de poèmes publié à la fin du quinzième siècles s’intitule évidemment Nuages Fous et est peut-être bien connecté au nom du groupe. Cette longue pièce hypnotique coupe l’album en deux et se divise elle-même en deux séquences distinctes. L’une est biographique et historique. La seconde agit comme stance magique et occulte, prononcée depuis un exil forcé dans un contexte de fin du monde. Brotel cause seul, environné de sons plus que de musique, proposant ici un formidable conte apocalyptique ramassé en quelques strophes et quelques images. Il se dégage de cette plage une puissance d’imagination extraordinaire qui marque durablement l’auditeur.
Tapping est plus direct, presque électro-punk, rudimentaire et claquant comme un fouet, en complet décalage sonore avec le morceau précédent. On pense cette fois plus à Gängstgang qu’à autre chose. Dansez charbon est plus doux, presque soyeux dans son énoncé et sa façon d’aligner les chœurs. Il offre un répit bien venu avant le cri d’un Noël sous l’Océan qu’on pourrait comme l’excellent Le Moment, rapprocher de pas mal des productions du label Petrol Chips. La production est excellente, donnant une vraie profondeur et une vraie amplitude à un son qui repose sur presque rien. Super Puma est un album bref, désabusé et qui marque une nouvelle fois l’agonie d’un monde qui se répand dans la modernité. On reconnaît la patte d’Olivier Depardon, en renfort de-ci de-là, sur le magnifique Une bonne fête, peut-être le morceau le plus soigné et intense du disque. Final est un peu moins réussi, peut-être trop programmatique et prononcé en tête à tête avec la voix un brin nasillarde de Brotel.
Super Puma est un disque magnifique et qui, sorti quelques jours avant la fin de l’année, s’impose comme l’un des beaux disques français de 2022. Il confirme le flair et l’importance du label de Ray Bornéo qui nous aura livré ces douze derniers mois, sur la scène française, une série de disques vraiment décisifs. On en redemande autant pour l’an prochain.