Chris Conde / Growing Up Gay
[Atypeek Music]

8.9 Note de l'auteur
8.9

Chris Conde - Growing Up GayL’album de Chris Conde nous a d’abord foutu la frousse. Rien à voir avec les frissons horrifiques d’un vieux Gravediggaz mais il y a dans le physique hors norme, l’histoire personnelle et le degré d’introspection à cœur ouvert du jeune texan qui imprègnent ces 19 morceaux quelque chose qui peut mettre mal à l’aise. Growing Up Gay est un premier album pourtant, signé par un MC qui évolue depuis quelques années dans une sorte d’underground indistinct (pour nous) de vieux clubs, de bars gays et de garages abandonnés du Sud des Etats-Unis. Le garçon vient lui-même de San Antonio (Texas) après quelques longs séjours à l’étranger, dans sa jeunesse : une ville qu’on imagine accueillante pour un gaillard de sa stature, gay ou queer comme il se définit, et ayant cheminé difficilement à travers un terrain miné d’addictions à l’alcool et aux drogues dures, dont il sort depuis deux ou trois ans. Growing Up Gay n’en est pas pour autant un album surdéterminé et plombant, bien au contraire. Ce n’est ni un de ces disques chiants à l’américaine où la rédemption s’exprime à tout bout de champ, ni un disque de combat en faveur de telle ou telle cause. Growing Up Gay est un exercice roboratif et bluffant, personnel et musicalement proche de la perfection, où le monde du rap a gagné une nouvelle étoile.

Il faut peut-être aller chercher en bout de piste quelques raisons de s’émerveiller. Après un peu plus de quarante minutes de musique, Chris Conde propose un enchaînement assez hallucinant de morceaux qui témoignent de son immense virtuosité. Il y a d’abord Ferris Wheel qui se développe sur un tapis de sons industriels et de beats expérimentaux et qui s’étire sur plus de 7 minutes. Le morceau parle de la drogue, de son usage à des fins créatives et du corps de Conde qui se décompose sous l’effet de l’addiction. Le morceau est sinistre en soi, terrible, crépusculaire. Des gouttes d’eau tombent dans le coin de la pièce, offrant un point d’appui mélodique magnifique à des crépitements métalliques qui miment les maux de tête et le martèlement du manque. « Why the fuck can’t i stop using long enough to write some music, used to use this shit to juice up lyric writing and producing. » Que reste-t-il après la drogue ? Que reste-t-il après ça ? L’homme seul, avec sa perte, l’énergie qu’il lui reste. Conde se relève et enchaîne sur l’impeccable Spiral Case où l’on croirait faire face à un Eminem géant et ayant retrouvé toute sa verve (l’humour en moins). Le flow est ultrarapide, parfaitement maîtrisé, malade mais plein d’espoir et d’énergie. « I’m rappin for the youth of nation/ I choose to create tunes maybe for you to feel safer/ whatever used for/ I’m so truly gracious that you would even choose to engage this crazy’s dude’s view… » Il y a une dimension christique dans le travail de Chris Conde. Il a traversé l’envers pour nous apprendre la tolérance et nous initier à l’improbable. Le rappeur est fou, monstrueux à sa façon mais d’une lucidité qui éblouit et ramène l’auditeur à ses vues. Dividing Lines est un titre d’une grâce phénoménale, engagé comme un morceau rap et qui s’achève, comme on contemple un coucher de soleil du haut des collines, en un hymne pop et Rnb magique. « I’m alive, chante Conde, and i got the fire bro who would guess that all this bullshit I would go through would be used to get, you and I be divided less i kina guess, that i was sent to find dividing lines and rhyme til we connect. »

Chris Conde est l’homme qui fait exception, celui qui dérange l’ordre établi et qui réunit tout le monde à la fin sur la pureté de sa voix et la générosité de ses intentions. Une bonne partie du disque est passée à provoquer et à décrire sa traversée des cercles de l’enfer. Chris s’injecte de la came, suce des bites, se saoule et prend l’autoroute. A côté de la spiritualité d’un Prayers for Baphomet, on trouve sur Growing Up Gay des titres de rap quasi old school, gentiment vantards comme le classique Basic Rappers où Conde tente d’en remontrer à la concurrence, mais surtout des plongées insensées dans un univers glauque et extrême. Diamond Daggerz est une tuerie, chantée à la vitesse de la lumière, où le rappeur se pose en une sorte d’esprit maléfique. La production est grandiose, garnie de sonorités démoniaques qu’on retrouve, avec la même précision quasi maniaque, sur le plus séduisant Dance (Like No One Is Watching). Les instants les plus sombres sont contrebalancés par des éclairs de lumière. Le disque est « comme se tailler les veines à l’envers », dit Conde sur un morceau. « Yeah, so ? I suck dick/ Bitch, smell my breath. »  Il parle pour les pédés tombés à Orlando en 2016, pour sa propre jeunesse sacrifiée et pour exorciser toutes les horreurs qu’on lui a fait subir et surtout celles qu’il s’est auto-infligées en représailles pour avoir incarné la différence avec cette violence et cette intensité coupable. « I m a faggot with a vengeance/ I’m packing and sacking and rappin and smacking your ass with gay rap…. » Les titres s’enchaînent sans perte d’intensité ce qui est assez exceptionnel sur un premier album de cette durée (plus d’une heure dix). Coffee est sinistre et passionnant, Die Happy une ode au pouvoir du rap réjouissante. Etre riche ou mourir en essayant, disait l’autre. Ici, il est juste question d’être heureux et de se libérer par les mots. Les interludes sont précis et souvent beaux à pleurer.

D’où qu’on se place, et par-delà son côté mélodramatique, Growing Up Gay est un album impressionnant. Les beats signés par Conde, Ledef, Rya Joseph Galvan, Venetian Snares et d’autres types qu’on ne connaît pas y sont aussi pour beaucoup. La production (Conde toujours) rend chaque morceau passionnant et digne d’une exploration en profondeur en tant que telle. L’ensemble est réellement une bombe d’avant-garde, rarement entendue et dont la force est décuplée par la personnalité, l’apparence et l’impact mis dans sa livraison par l’émetteur. Chris Conde réussit le prodige, sachant d’où il part, de déclencher en mécanisme d’identification qui nous mène à (penser) comprendre exactement ce qu’il a vécu. On s’immerge, on ramène un peu de cette saleté chez nous et on en ressort essoré, excité comme une vieille tante, propre comme un sou neuf et prêt à le serrer dans nos bras. On s’y croirait.

Tracklist
01. Ceschi’s intro
02. No Air (remix)
03. Basic Rappers
04. 8 Kings of Hell (interlude)
05. Diamond Daggerz
06. Dance (Like No One Is Watching)
07. Coffee ft Blueprint
08. Aqua Duckz (interlude)
08. Growing Up Gay
10. Die Happy
11. Apathy & Rage ft Venetian Snares
12. 86 Dolphins (interlude)
13. Ferris Wheel
14. Spiral Case
15. Dividing Lines
16. Prayers for Baphomet (interlude)
17. Step Outside
18. Get Free
19. Open Your Heart
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