Écoulé par wagons avant même sa sortie, Civilisation, le nouvel album d’OrelSan est en passe de redonner au rap français une chance d’être écouté par les grandes personnes, les bourgeois, les intellectuels et les journalistes. Comme à chaque fois, cela ne durera pas mais rien que pour ça, il faudra l’en remercier. Pour un type parti de nulle part (Alençon), le parcours d’OrelSan est à cet égard exemplaire. Son pessimisme et ses effets de réel sont peu à peu entrés en phase avec l’époque, au point que son Odeur de l’Essence, brouillon, foutraque mais à l’impact et à la force extraordinaires, a été surinterprété comme un manifeste plus politique qu’il ne l’est. Civilisation n’est pas tout à fait à la hauteur de ceux qui voudraient faire d’OrelSan le « porte-parole de sa génération » ou même le « nouveau prodige du rap français ». C’est juste un bon petit disque qui suit, pas à pas, l’itinéraire d’un type bienveillant qui semble devoir finir comme le nouveau MC Solaar, adulé, dilué et apaisé, mais aussi « translaté » progressivement et à son initiative du champ hip-hop/rap (qu’il n’habite plus réellement ici) vers celui de la chanson française. On pensera ce qu’on veut du mouvement : OrelSan le fait avec talent, évitant au tournant le symptôme d’Abd Al Malik, coqueluche/outre à vent des « milieux autorisés ».
Civilisation (un titre programme et trompeur à lui tout seul) est musicalement marqué par le traitement de la voix à l’autotune (on est fan ou pas) et par une certaine variété dans les beats, produits pour la plupart par Skread, le vieux comparse du chanteur. Un pied trap, un pied drill, mais tous les orteils en mode accès libre, OrelSan surfe sur les sonorités actuelles pour poser sur un Du Propre qui lorgne du côté des hymnes fraternels et dansants d’un Jul ou sur l’amusant Bébéboa, portrait à charge, savoureux, amusé et amoureux, de sa nana en ivrogne. Ceux qui seront entrés dans le disque par le brûlot L’Odeur de l’essence en seront pour leur frais : le disque est personnel, autobiographique (le tendre Shonen, qui, rappelons-le, est un manga pour les garçons de 8 à 18 ans, guère plus) et plutôt sentimental avant d’être sociétal ou politique. Côté idées, il faut attendre la plage 5, Rêve Mieux, pour une critique assez bas de gamme des people et du mauvais exemple qu’ils donnent aux jeunes, des rêves que, paradoxalement, ils éteignent alors que leur fonction première est de les nourrir. Le texte est débité à froid, mécaniquement sur un beat minimaliste, mais OrelSan se noie, comme assez souvent, dans son propos, comme s’il se sentait obligé de donner une ampleur surjouée à des lyrics qui pourraient être poussés plus simplement et avec plus de concision.
Joue la comme The Streets
Comme Mike Skinner de The Streets, qui avait dû rééduquer son écriture après le succès de ses deux premiers albums, OrelSan gère sur ce disque son changement de statut, ses nouveaux moyens et sa réussite. Civilisation ressemble comme deux gouttes d’eau à The Hardest Way To Make An Easy Living (2006), le disque d’un type qui tente d’écrire alors qu’il pourrait s’arrêter, doit renouveler ses thèmes de prédilection et passe la moitié du temps à s’interroger sur ce qu’il fera dans les trente prochaines minutes. OrelSan se dépatouille pas mal de sa mauvaise conscience sur Seul avec du monde autour avant de dérouler un titre-fleuve (ce qu’on attend de lui) qui se veut une immersion « sociale » dans une manif de Gilets Jaunes (Manifeste). OrelSan chante en flux de conscience sur plus de sept minutes, sans que le morceau décolle vraiment. La narration est sans surprise mais pas dénuée d’intérêt, réussissant par séquence (le portrait de l’infirmière) à saisir avec justesse l’air du temps. A l’image de l’odeur de l’essence, dont on a déjà parlé, l’écriture est souvent dispersée et trop profuse, même si sa densité et son intensité l’emportent souvent sur la vanité d’une explication de texte trop rapprochée. OrelSan parle de tout et de rien, exprimant tout de même la colère générale, le ras le bol et une forme de pureté d’intention tournée vers la défense de la planète, la promotion de l’authenticité et le rejet des élites. Cela ne fait pas un discours politique mais définit un état d’esprit.
La différence entre lui et Jul n’est pas si marquée : le Marseillais est plus brutal, plus rustre, moins fin et moins porté vers l’exercice en solo, mais on trouve chez OrelSan la même radicalité désabusée et, en contrepoint, une volonté de se réfugier dans un optimisme (quasi macronien) tourné vers un futur recomposé autour de «vraies valeurs » et d’une communauté resserrée (l’ultraguimauve Ensemble). Jour meilleur et Baise le Monde sont gentiment inoffensifs. OrelSan n’est pas dupe : il met sur le même plan la fiesta à laquelle il participe, son nouveau survêt et la dénonciation de la pollution et des produits chimiques. Cette chanson sonne comme une clé du nouveau monde dans lequel il navigue désormais : impossible de parler sérieusement de sujets qui auraient eu un sens hier depuis « le point de vue qui est le sien maintenant ». Baise le Monde définit un nouvel horizon des « impossibles à chanter », un horizon fait d’une forme d’ironie et où la distance entre le chanteur et le monde (caractéristique de son écriture depuis ses débuts) a été irrémédiablement modifiée. C’est cette distance qu’il faut réapprivoiser, se réapproprier. OrelSan s’exerce à renouer avec ses anciens moi(s) sur Casseurs Flowteurs Infinity, clin d’œil à son ancien groupe Casseurs Flowteurs où il croise à nouveau le flow avec Gringe.
Feat de Luxe et retour au combat
Comme Skinner, OrelSan ouvre son monde aux influences extérieures pour le renouveler. Dernier Verre laisse une place aux Neptunes de Pharrell Williams et Chad Ugo pour un morceau mainstream qui n’a d’intérêt que pour le prestige de son feat. Qui refuserait une telle collab ? Quand bien même, le résultat est aussi bidon et générique qu’un tube de supermarché. Comme les types sans boussole ou qui ont perdu le Nord, OrelSan a tendance à se réfugier dans le giron familial et intime (la quête, morceau gentillet sur sa maman et son papa) pour retrouver du sens à tout ça. Athéna est juste mais est tout sauf une grande chanson. Il n’est pas certain qu’avec Ensemble, elle ait eu vocation à avoir une telle portée, ni même qu’elles disent autre chose que le désarroi de leur auteur, la nécessité qu’il a de se raccrocher aux branches. Le repli sur soi, à ce niveau d’intériorité, n’est pas une solution.
Civilisation verbalise, comme la conclusion attendue, la synthèse de la synthèse. C’est le meilleur morceau du disque et il n’indique aucune direction, aucune issue. L’espace de quatre minutes, OrelSan retrouve son mojo et appelle à l’aide et au combat pour une série de questions sans réponses. La voie est là, tendue devant lui sur un beat à la progression impeccable, sans combat, ni monture : juste la voix du gars qui n’en sait pas plus. C’est autour de ce personnage mi-paumé, mi-étonné, ce personnage ordinaire devenu extraordinaire dans sa façon de crier son manque de direction et de centralité, qu’OrelSan renoue quelque peu avec son propre passé. C’est sur ce titre qu’il redonne envie de le suivre jusqu’au bout du monde ou du Perche normand.
Civilisation sera probablement son plus gros succès commercial, alors même qu’il est déjà l’album de l’après, celui d’une débandade digne et majestueuse, mais surtout l’album d’un art devenu impossible et empêché par l’écho qu’il a rencontré. Le plus dur commence, et il ne finit jamais. OrelSan a les ressources pour s’en tirer ou pas. Comme chantait Malkmus sur Embassy Row, on met un A pour l’effort, B pour l’interprétation mais un C pour la manière dont le monde empiète sur le plan d’ensemble.
02. La quête
03. Du propre
04. Bébéboa
05. Rêve mieux
06. Seul avec du monde autour
07. Manifeste
08. L’odeur de l’essence
09. Jour meilleur
10. Baise le monde
11. Casseurs Flowteurs Infinity
12. Dernier verre
13. Ensemble
14. Athéna
15. Civilisation