The Dog and The Future, leur premier album, était une réussite dépassant les attentes pourtant assez hautes qu’on avait placées en eux. Il aura fallu plus de quatre ans aux Agar Agar pour revenir aux affaires avec ce Player Non Player qui confirme morceau après morceau que Clara Cappagli et Armand Bultheel sont l’avenir de quelque chose. On ne sait pas encore s’il s’agit de l’avenir de la pop, de l’avenir de la musique électronique ou de l’amorce d’un nouveau genre de musique populaire qui mêlerait d’une manière assez différente, moins une fusion qu’une intégration, l’électronique synthpop ou tribale et un chant total, mariage curieux de soul, de R’n’b, de pop et de rap. D’un point de vue philosophique, on pourrait appeler cela sans connotation militante aucune une musique « intersectionnelle » pour définir cette nouveauté assez radicale, que l’oreille peut confondre avec d’autres genres, mais qui porte sur elle, avec une force inédite et redoutable, le dépassement d’à peu près tout ce qu’on connaissait jusqu’ici.
Il est toujours hasardeux et prétentieux de crier au révolutionnaire quand on fait face à ce qui ressemble après tout à un disque mêlant une approche assez traditionnelle (le format chanson) et des éléments qu’on a bien sûr entendus chez d’autres (des synthés, différentes couleurs électro). Mais l’originalité de Agar Agar tient dans l’aboutissement spectaculaire du format. Le disque est techniquement un album concept qui précède, accompagne, illustre un jeu vidéo dont la promotion va (si on a bien compris) rythmer la tournée du duo. Le jeu/le disque déroulent un « narratif » qui mêle un examen d’états d’âme (une exploration intime de la psyché de quatre héros/héroïne de fantasy aux prises avec une quête à venir) et des péripéties relevant peu ou prou de l’univers Donjons et Dragons proposés à ces personnages, établis pour l’heure dans une villa qu’ils partagent. On a rien vu de tout cela à part les clips qui accompagnent les singles et on sera pour le moment et dès lors incapables d’en parler en bien ou en mal. Retenons que le disque s’enracine dans un solide contexte créatif, pop et aussi « fun », s’affirmant (a priori) comme un objet culturel répondant non pas à un appel du snobisme intello mais juste à un nouvel appétit pour le dépassement des limites du divertissement.
Player Non Player est donc à ce stade « juste » un album de musique et cela suffit à notre bonheur. C’est une collection de chansons cohérentes et formidables qui, considérées une à une, suffisent à impressionner. L’entame Grass est, comparée à ce qui suit, presque un titre en demie-teinte tant on sera soumis à une exposition de fraîcheur, d’excellence, de vivacité, de rythmes irrésistible. The Visit est une tuerie qui relègue tout ce que la french touch a fourni de pseudo-tubes et de morceaux imparables aux oubliettes. Il y a la rythmique, la mélodie à deux notes mais aussi et surtout la supériorité absolue du chant métamorphe de Clara Cappagli qui irradie le morceau comme l’album entier. Le texte est intelligent, adolescent et pop, fier et désabusé.
They’re all coming in my room, they say it’s so much fun
Coming for a visit, all of the time It’s everyday, it’s okay, I keep up, I feel loved and amazed Yet I don’t want them to pet me, nor judge me, or care Them to feel me, nor lust me, or care or whatsoeverL’idée selon laquelle le groupe a digéré la pop pour la réinventer s’impose avec Trouble ou Dragonlie. Sous une apparence traditionnelle, Agar Agar nous livre, à travers un solo de machines, un pont, ou une intonation, un supplément d’audace qui fait penser à un dépassement spontané d’intentions qu’on pourrait retrouver (si on a bien écouté les singles) sur le nouveau Camp Claude. Il y a une forme de sororité féminine, de digestion des genres et des millions de voix intégrées que partagent Clara Cappaggli et Diane Sagnier. Cette sororité qui fascine et sidère s’exprime bien au delà de leur beauté, physique, plastique ou musicale, et de ce qu’on pourrait qualifier de simple symptôme d’une séduction « à l’ancienne ». Ce qu’on entend là, c’est bien quelque chose qui existe indépendamment de son rapport au désir dans un espace « à soi », unique et (on le souligne) sans équivalent historique. Il faut écouter Crave à cette aune qui en moins de deux minutes propose une expulsion/relecture d’une histoire des voix féminines qui va du rock indé, au punk en passant par le trip-hop et la mise en son (déjà novatrice) des voix féminines à la Tricky.
On n’exclut pas d’en faire un peu trop et de s’emballer quant au caractère novateur du produit. Certains y verront des traces pas très jeunes des années 80, de Kate Bush ou de Madonna. Mais ce n’est jamais tout à fait ça. On entend sur Fake Names le bruissement du capitalisme qui efface les visages et nimbe l’existence d’une mélancolie nourrie de la disparition des liens sociaux.
Slaying in front of your doorstep
And I don’t recognize
Your face when you open the gate
It’s been so long it’s all right
Woke up and lost all recklessness
Not so long ago
Still without trust your fake names
La musique de Agar Agar s’inscrit dans un contexte où les écrans sont le seul moyen de communiquer et d’établir une connexion avec autrui. Ils assurent le premier lien et enrobent la découverte de l’autre dans une déception originelle (celle du dévoilement, de l’absence d’identité entre le réel et son reflet) qui rend la pop (et son émerveillement) rigoureusement impossibles. La réponse que le groupe et sa musique opposent à cela s’apparente à une forme de réinvention du réel par d’autres voies, débarrassée de tout enjeu enjeu (No Pressure) ou purement fictionnelle (Dragonlie). Dans cet univers là comme dans un vieux western, le héros arrive sur un cheval (A Dude On A Horse) mais dans un paysage japonisant et purement synthétique où s’invite la chanteuse Zombie-Chang aka Meirin Yung (28 ans) pour un featuring parfait qui propulse l’ensemble dans un futur que les plus de quarante ans ne pourront pas saisir. La nouvelle dorsale pop mêle ainsi la vigueur de l’ancien temps et des images/écran empruntant au mannequinat, à la presse, aux images inventées par l’intelligence artificielle sur midjourney et ailleurs.
Cette révolution à l’oeuvre n’a rien d’effrayant. Bien au contraire, elle sonne comme un asile chaleureux et hyper-humain, fortifiant et sûr de soi, sur le splendide instrumental Plaine, qui sert d’introduction limbique et de liquide de transition pour le final It’s Over. Par delà son efficacité, on peut prendre ce titre comme une anodine ritournelle pop interprétée par une jeune fille sans repères, un peu triste et désolée parce qu’elle a peut-être mis fin à une histoire d’amour. Mais on peut aussi lire le texte comme une métaphore remarquable de l’âge capitaliste et de ce qu’il produit comme effets sur la conscience de la jeunesse.
Tell me who knows
They played fair and they cheated with a smile
Tell me what’s real
Did they get into my head that one time
Tell me what’s now
Le chant proclame par son existence même la distance prise par rapport à l’endoctrinement et à la prise de contrôle du « personnage » par le système. Comme dans Matrix (par exemple), c’est le doute sur le réel qui mène à la « prise de conscience » qu’un autre rapport au monde est possible ou du moins à la certitude que ce qu’on tenait pour le monde réel relève d’un travail de faussaire.
La musique d’Agar Agar exprime ce dévoilement/dépassement du réel à la perfection sur chaque note. Elle le fait dans un ensemble qui est taillé pour le présent, ultra-divertissant, vif et empli de couleurs mais dont on ne doit jamais oublier l’intelligence quasi surnaturelle et l’intuition qu’un autre rapport aux choses, aux genres, au social est à portée de main. Player Non Player est un disque majeur. Tout simplement.