Publié en septembre 1993, In Utero est le troisième album du groupe Nirvana. C’est évidemment aussi le dernier album studio du groupe qui entamera peu après la sortie du disque une grande tournée internationale. En mars 1994, Cobain au bout du rouleau commet ce qui pourrait être une première tentative de suicide. Après quelques péripéties, il rentre aux Etats-Unis où, à la demande notamment de son épouse, il rejoint un programme de désintoxication à Los Angeles avant de s’en échapper, de rejoindre Seattle et de s’y brûler la cervelle. Nous sommes en avril 1994.
In Utero est, dans la discographie de Nirvana, l’album du tourment et l’album qui suit le succès monumental de Nevermind. On le présente souvent comme un brûlot aux thèmes radicaux marquant les tiraillements personnels du chanteur au contact des exigences marketing de Geffen et d’une célébrité qui lui pèse et le détruit à la fois. Le petit livre (90 pages et moins de 10 euros) qui revient sur le disque aux Editions Densité permet utilement de préciser les choses et de rétablir une vérité plus conforme à la réalité quant aux conditions de production de cet album qui n’est pas le moins intéressant du groupe.
Contrairement à l’imagerie véhiculée un temps, In Utero n’est pas un album schizophrène à travers lequel Cobain chercherait de manière héroïque et torturée à garder son « indépendance artistique » face à un ogre commercial et à un système prêt à l’avaler. Le disque bénéficie en fait dans sa phase de fabrication d’une vraie sérénité et d’une forme d’harmonie que le groupe au complet, et en pleine maîtrise de ses moyens, n’a jamais éprouvée avant. L’enregistrement, nous décrit l’auteur Palem Candillier, est réalisé dans un studio du Minnesota dans une retraite relativement isolée du monde et qui permet au groupe de se couper des mauvaises influences, des dealers et (un temps) de Courtney Love/Yoko Ono. Anticipé par des sessions glanées sur la tournée (au Brésil notamment), les chansons d’In Utero naissent de la rencontre d’une écriture professionnalisée et appliquée (celle d’un Cobain qui a bossé son et ses sujets et qui a une vision très claire de ce qu’il veut) et de musiciens solides sur leurs bases et qui contribuent activement à façonner les morceaux. A leurs côtés, Cobain a appelé Steve Albini qu’il vénère pour son travail avec les Pixies et les Breeders, qui se souviendra toujours de cet enregistrement comme quelque chose de facile et d’étonnamment gratifiant (même si la réception de son travail a été immédiatement controversée).
Cobain conçoit un projet artistique autour des douze morceaux qui va du grunge à la quasi pop, en prenant soin de « salir » le son sans retourner aux échos crasseux du premier album. In Utero est bien une (petite) réaction contre le côté lisse de Nevermind mais surtout l’album dans lequel Cobain exprime le plus lisiblement ses obsessions pour les femmes, la biologie, les liquides biologiques mais aussi l’actrice Frances Farmer (dont on recommande la biographie) ou encore l’oppression que fait peser sur lui le « système médiatique » (Radio Friendly Unit). D’un point de vue musical, In Utero est probablement moins riche en mélodies que Nevermind mais est aussi celui où les trois membres interagissent le mieux, amenant chacun ce qui fait leur singularité. A l’exception de All Apologies et Heart-Shaped Box, les singles ne sautent pas aux oreilles. Et c’est évidemment ce qui déconcerte dès l’origine la maison de disques. L’enregistrement réalisé par Albini ne plaît pas et appelle à une condamnation de la part des décideurs qui est peut-être à l’origine du (début du) déraillement pour Cobain.
Alors que le disque est bon, acceptable et relève de l’expression d’une liberté artistique pleine et entière (avec ses qualités et ses défauts), Geffen demande à Cobain de reprendre le mixage et l’enregistrement et renvoie le tout à l’atelier. Cobain, homme de doute, se rallie assez vite au jugement des autres et remet lui-même en cause un travail pourtant accompli. Cela crispe Cobain qui s’en sortira en remixant deux morceaux pour les rendre plus attractifs. La pochette (avec un fœtus au revers) vaut au groupe son lot de polémiques et une interdiction de diffusion renforcée par la présence du beau Rape Me qui deviendra post mortem l’un des morceaux les plus connus du groupe. Une version spéciale est imprimée sans le fœtus et avec un morceau rebaptisé Waif Me. Cobain accepte ces compromis de bonne grâce, même s’il en retirera un sentiment exacerbé de frustration et la certitude d’œuvrer dans l’adversité, pour permettre aux adolescents de trouver le disque partout. Le reste de l’histoire du disque appartient à l’histoire du rock, à l’image du remarquable clip réalisé par Anton Corbijn pour le single Heart-Shaped Box.
In Utero doit-il être considéré comme le chef d’œuvre du groupe ? Certains le pensent. On lui préfère largement Nevermind, tout simplement parce que les chansons sont plus faciles à retenir, plus efficaces et les textes mieux soignés. Toujours est-il que le petit livre de Palem Candillier se lit avec un grand plaisir. Constitué du traditionnel titre à titre que propose la collection, le livre prend le temps d’analyser les textes et de mettre en avant la singularité de chaque morceau. L’introduction qui revient sur le contexte de création du disque est intéressante et permet (ce qu’on lui demande) de situer plus justement un disque dont la portée a été évidemment modifiée et recouverte par le suicide de Cobain. La lisibilité du tout est parfois brouillée par des explications trop courtes ou rédigées de façon obscures mais l’ensemble est documenté, agréable à lire et très instructif.
Ce Nirvana In Utero ravira aussi bien les fans hardcore (apportant sans doute matière à débat) que ceux qui s’intéressent à tout ça de loin. C’est bien ce qu’on peut attendre d’un tel livre : le contrat est rempli.