Il y a des groupes dont la musique défie le commentaire. C’est le cas du cocktail explosif et expérimental proposé par Anarchist Republic of Bzzz, l’improbable réunion de deux guitaristes iconiques, Marc Ribot et Arto Lindsay, et de deux rappeurs parmi les plus vifs, surprenants et intelligents de la scène alternative, Mike Ladd, d’une part, et Sensational, de l’autre. La réunion de ces quatre hommes s’est nouée sur l’invitation d’un cinquième (il y a toujours un cinquième homme, dans l’ombre, qui rend les choses possibles), le moins connu du groupe, Seb El Zin. C’est lui qui, en tant que chanteur lui-même, guitariste, producteur et ingénieur du son a eu l’idée d’assembler un groupe en charge de dynamiter toutes les structures musicales existantes. Le combo s’est réuni pour la première fois au début des années 2000 pour des prestations scéniques mémorables, avant d’enregistrer cet album qui fête ses 10 ans, entre New York et Paris, sur quasiment quatre ans. Ribot et Lindsay construisent un mur de guitares pétaradantes qui évoluent entre le rock progressif (on va dire cela ainsi), le jazz (free-jazz ou bee-bop), le rock métallique, l’ambient parfois ou le je-ne-sais-trop quoi et que les rappeurs vont venir surmonter et accompagner d’un flow tout en rupture, en saillies politiques et en phrases pointues.
En 2009, sort un premier album à la couverture magnifique, créée par Kiki Picasso (autre compagnon de route du groupe), qu’Atypeek Music/Bzzz Records repropose ces jours-ci dans une version numérique impeccable. En 2016, avec des acteurs différents (El Zin, Lindsay, Ladd mais aussi Archie Shepp et le bassiste Luc Ex), Anarchist Republic of Bzzz livre United Diktaturs of Europe, un autre brûlot sonore et politique qui malgré son intensité peinera à se faire remarquer.
La réédition de ce premier LP d’Anarchist Republic of Bzzz est un vrai bonheur qui ravira les oreilles exigeantes. On mentirait en disant que l’écoute de cet album est confortable, mais la mixture est étonnante et nous amène à questionner la limite des genres. Est-ce du hip-hop ? Du spoken word mis en musique ? Est-ce de la musique industrielle ? On passe d’un sentiment à un autre. Le chant fait penser parfois à Captain Beefheart pour ses harmonies psychédéliques. On pense à Nine Inch Nails par moment. A John Zorn à d’autres pour ses travaux les plus extravagants. On est saisi, toujours, par l’énergie et la violence qui traversent les morceaux, par l’audace et les instants de grâce qu’on croise, en fermant les yeux. Anarchist Republic of Bzzz ne fait rien d’autre qu’exprimer l’angoisse et le cri sinistre d’une époque : un cri de rage et de souffrance mêlés, un cri humain (trop?) de désespoir mais aussi de vie où l’on sent la respiration se prolonger en un souffle quasi divin. La production d’El Zin est sombre mais permet de conférer une cohérence étonnante à l’ensemble. Le chaos est ordonné, ordonnancé dans une construction intelligente et savante d’une grande sophistication. L’album est posé sur une assise musicale (les guitares) qui font tout sauf n’importe quoi, et bâtissent des montagnes russes émotionnelles qui ressemblent à des cathédrales.
Réécouter cet album et son successeur par la même occasion est une expérience stupéfiante et sans égale (si on le fait dans de bonnes conditions). C’est une aventure et en même temps qu’une épreuve. Ce dont les instants magiques sont faits.