C’est donc ici que les Pixies sont devenus tout à fait autre chose. Il aura fallu deux albums pour qu’on fasse notre deuil du groupe génial et incandescent qui nous avait accompagnés adolescents aux portes des années 90. Indie Cindy nous avait laissé le sentiment vague qu’on pourrait retrouver un jour un peu de l’allant et de l’énergie de ces années-là. Head Carrier en avait refermé brutalement la possibilité par sa mollesse et son faux rythme fainéant. Beneath The Eyrie n’essaie même pas de sonner comme par le passé. Il vient refermer le couvercle sur le groupe indie qu’on a connu pour découvrir une belle mécanique alt.rock qu’on pourrait aimer… mais un peu moins.
Beneath The Eyrie est présenté alternativement comme un album gothique (entendre qu’il parle de la mort), une galerie de personnages (chaque chanson ou presque évoque un personnage fantasque ou fantastique), l’album du divorce (celui de Black Francis) ou d’une plongée en eau profonde (la perte d’un ami pour Paz Lenchantin sur le génial Los Surfers Muertos, la désintox pour Joey Santiago). Il plane une drôle d’ambiance ici. Le rythme est lourd et ralenti. L’air est humide et pèse des tonnes. On sue à grosses gouttes comme dans la Soif du Mal d’Orson Welles, lorsqu’on sent que la réalité se déploie en noir et blanc et que la moiteur, comme du suif, nous enrobe et ralentit chacun de nos mouvements. Beneath The Eyrie est clairement l’album des Pixies le plus convaincant et le plus consistant depuis leur retour. Il déploie avec un brin de maladresse, et un océan de grâce en moins, les moyens de Bossanova et Trompe Le Monde pour indiquer que la vie n’est pas simple et que nous sommes entourés par la mort et la magie.
Il y a des choses réellement remarquables ici. Los Surfers Muertos, chantée par la bassiste, n’est pas loin d’être la meilleure chanson du disque. St Nazaire, qui suit, est d’une force qu’on n’avait pas croisée chez les quatre depuis un bail. Frank Black chante comme il le faisait parfois en solo, en se grattant la gorge et avec un fond de blues menaçant dans la bouche. Santiago est parfait, tendu entre la puissance et le mélodisme des débuts. Le morceau plie l’affaire en moins de deux minutes trente ce qui nous rappelle des souvenirs. D’une manière générale, Beneath The Eyrie est moins bavard que les précédents et cela fait un bien fou à tout le monde. Long Rider est une balade qui permet au groupe de jouer à l’unisson et de nous servir l’un de ces classiques dont ils ont le secret. La batterie de Lovering est comme toujours d’une précision exquise. L’exécution est parfaite, solide. On peut chipoter en disant qu’il manque un grain de folie mais on doit avouer que c’est déjà beaucoup de retrouver un tel morceau et une telle conviction dans la livraison collective. L’album mêle des chansons légères et des portraits parfois un peu trop appuyés mais qui renouvellent avec bonheur le bestiaire du groupe. Ready For Love est une sucrerie folk élégante et qui s’offre à mi-chemin un splendide solo de guitares. Tout cela fait oublier la banalité tranquille du titre d’ouverture. In The Arms of Mrs Mark of Cain qui agit comme un sas, long et progressif, vers l’album lui-même. Le morceau donne le ton : on entre dans un univers de fantaisie où les hommes perdent la tête et les femmes livrent des batailles contre le diable ou des poissons-chats (le chouette Catfish Kate). Tout est un peu toc, surjoué comme chez Tim Burton mais cela fonctionne bien. Avec Graveyard Hill, les Pixies refont plutôt bien ce qu’ils faisaient lorsqu’ils se sont quittés la première fois : monter une ambiance en mêlant les guitares et un son de basse sans nul autre pareil. Ils n’ont même plus besoin d’accélérer la cadence ou d’hurler pour cela. La progression est remarquable, soutenue par la voix mature et assurée de Frank Black. L’énergie est contenue, mais bien présente à chaque fois que le doigt s’applique sur une corde. Les Pixies atteignent avec Beneath The Eyrie un point d’équilibre plus qu’intéressant entre les albums de conteur et de rock folk de Frank Black and The Catholics (qui ennuyaient parfois à mourir) et leur ancienne dynamique fulgurante.
On peut trouver que la chanson à boire, This Is My Fate, en mode cabaret, nous emmène sur un terrain dont on se serait bien passé mais cela témoigne de la liberté du groupe à chercher des chemins différents et à explorer le thème qu’ils se sont imposé. La fin de l’album se décline, avec un poil de déception, en mode downtempo avec l’assez médiocre Bird of Prey et le remarquable Daniel Boone, doux et tendre comme un Havalina avant que Black Francis ne conclut en solitaire sur un Death Horizon appliqué et plus subtil qu’il en a l’air. Le morceau tient miraculeusement bien la distance grâce, encore une fois, à Lenchantin qui prend toute sa place depuis son intégration, et apporte un chœur de contrepoint à un Black en roue libre. Le morceau fonctionne à l’image de l’album entier, en convoquant de manière subliminale les souvenirs d’hier. Sans avoir la prétention de les égaler ou de rivaliser avec eux, il en redessine les contours pour une balade efficace et apaisée, charmante et paisible.
Beneath The Eyrie est le premier album des Pixies depuis 2014 où on trouve plus qu’on ne cherche ; le premier album où on prend plus de plaisir qu’on ne retire de frustration ; le premier album qui a quelque chose à dire et qui ose l’exprimer. On aurait bien sûr aimé plus de rage et de colère, d’éclats de voix et d’intensité mais on peut aussi s’accommoder d’entendre les os craquer au ralenti et le temps nous étouffer en traître. On peut encore écouter les Pixies et regarder devant. C’est ça qui est bien.
02. Graveyard Hill
03. Catfish Kate
04. This Is My Fate
05. Ready For Love
06. Silver Bullet
07. Long Rider
08. Los Surfers Muertos
09. St Nazaire
10. Bird of Prey
11. Daniel Boone
12. Death Horizon
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