The National / Sleep Well Beast
[4AD]

6.9 Note de l'auteur
6.9

The National / Sleep Well Beast Pour la première fois de sa carrière, démarrée en 1999, The National a placé en août 2017 un single The System Only Dreams In Total Darkness en tête du très convoité Triple A, le classement des Adult Alternative Songs, assis sur un panel d’une trentaine des plus importantes radios américaines. « Chansons  Alternatives pour Adultes », c’est probablement la meilleure définition qu’on puisse trouver de ce qu’est devenu aujourd’hui l’ancien groupe de Cincinnati, à savoir l’équivalent précieux d’un U2, l’un des groupes les plus exigeants, concernés, impressionnants et fascinants depuis le retrait de REM, et l’une des mécaniques les mieux rôdées sur scène d’un marché où Coldplay fait figure d’agent le plus innovant. Est-ce à dire que The National est devenu mainstream ou a mis de l’eau dans son art ? En aucune façon. Impossible de convoquer les membres du groupe pour trahison devant le Grand Tribunal du Rock Indépendant. The National, encensé par la critique internationale dès son deuxième album Sad Songs For Dirty Lovers et dont le succès commercial arriva un peu tardivement avec le quatrième Boxers, est un groupe qui a toujours suivi sa voie, cultivant sa singularité (la voix et l’écriture de son chanteur baryton Matt Berninger, la dualité entre une dimension cérébrale marquée et une musique aux qualités explosives évidentes,…) au fil d’albums dont la maturation est devenue comme une science, incertaine, mais science tout de même, mettant en œuvre des forces (Berninger, le duo Dressner) et des faiblesses (un groupe éclaté géographiquement, une tendance à l’intellectualisation, un embourgeoisement) identifiées dès l’origine.

Sleep Well Beast vient quatre ans après son prédécesseur et marque une accentuation des caractères à l’œuvre sur Trouble Will Find Me. La place donnée à Berninger dans le groupe paraît plus forte, tandis que les frères Dressner continuent leur voyage vers le minimalisme et la recherche d’une forme de précision maniaque dans les arrangements. Sur le plan musical, cela ne veut pas dire que The National s’est assagi ou s’est lancé dans la musique ambiante mais que son rock, même le plus relâché, fait l’objet d’une maîtrise complète, qui s’apparente au procès en domestication qu’on fait depuis dix ou quinze ans à Nick Cave et ses Bad Seeds. Les deux groupes entretiennent du reste le même rapport au live qui leur permet souvent de réinterpréter avec une vigueur extraordinaire et une énergie irrésistible des morceaux qui paraissaient guindés et corsetés en studio.

La composition archétypale de The National aujourd’hui s’appelle The Day I Die, un morceau de rock classique, ni trop bruyant, ni vraiment académique, puissant et inspiré, chanté merveilleusement bien et porté par une mélodie relativement entraînante et qui finit par… passer comme une lettre à la poste. The National comme U2 avant lui est victime de sa maîtrise des éléments. Sa progression et la maturité dont le groupe fait preuve amènent à ce qu’on s’habitue à et qu’on se lasse presque de cette élégance permanente, de cette intelligence remarquable et de cette virtuosité répétée à tisser des ambiances plombantes et épiques. Sleep Well Beast est une réussite et une collection de titres magnifique. Berninger n’a jamais aussi bien chanté. Ses textes parlent presque exclusivement (et très bien)des relations amoureuses, de leur érosion et de l’épreuve du quotidien. Ecrites en partie avec sa compagne, la journaliste écrivain Carin Besser, les paroles sont épatantes mais enferment quelque peu le propos du groupe dans des centres d’intérêt (avec ce traitement) qu’on peut caricaturer comme des préoccupations exclusives de la classe moyenne supérieure éduquée. Est-ce que ma compagne s’éloigne ? Est-ce qu’on se parle assez ? Est-ce que l’amour se perd avec le temps ? Sans négliger l’importance de ces questions qui font l’ordinaire des musiques qu’on aime depuis des années, le traitement délicat et cérébral qu’en donne The National, même s’il est juste et réaliste, tend à se situer à une distance allusive (pas de cul, pas de violence, pas de descriptions sordides, pas de changements de milieux sociaux) qui finit par lasser. On peut par exemple préférer la variété des points de vue et les variations de situations d’un Aidan Moffat au sein d’Arab Strap à la distance précieuse  d’écrivain et de gentleman que met Berninger entre son sujet et lui. En littérature, la différence de gabarit est la même qu’entre John Updike et Jonathan Franzen.

Sur le plan musical, il n’y a presque rien à redire ici. Chaque titre est ciselé de manière magnifique et enrichi d’enluminures qui sont à la fois soignées, inspirées et assez fantastiques. The National joue avec maestria des instruments rock traditionnels et bénéficie également de l’expérience de compositeurs des frères Dressner. Cela donne des palpitations électro, des jeux avec les claviers et bien sûr un recours aux cordes qui n’est jamais envahissant et se mêle habilement avec les racines rock du groupe. On passe ainsi du feutré et emmerdant Born To Beg, tout en délicatesse, au rock Cavien et tonitruant de Turtleneck. En 3 minutes et placé en plein milieu de l’album, le titre s’impose comme l’un des morceaux majeurs du disque. The National y montre les muscles emmené par sa redoutable section rythmique constituée par les frères Devendorf. La puissance est au rendez-vous, le chant varié mais l’excitation ressentie n’est pas au niveau des précédents grands singles du groupe, comme si le lyrisme était étouffé ou canalisé par la portée domestique des thèmes traités par Berninger. L’un des problèmes posés par cet album est probablement la difficulté éprouvée par le groupe à assumer pleinement l’emphase épique qui était la sienne durant ses jeunes années. The System Only Dreams In Total Darkness est peut-être le seul morceau où The National s’assume comme le groupe de (petit) stade qu’il aspire à devenir.

L’élégance remplace bien souvent la tension et l’élévation de leurs morceaux les plus connus, comme si les phases préparatoires étendues et la méticulosité des mises en place pouvaient dispenser de l’emballement final et du débouché passionnel qui les commandait. La dynamique du groupe s’avère ainsi parfois entravée pour se résumer à d’élégants monologues mélancoliques ou dépressifs. C’est le cas de Empire Line, une belle composition mais qui reste, faute de mieux, clouée au sol et cantonnée à son statut de chanson « alternative pour adultes », un peu chiante et sans peps. On peut s’accommoder aisément de cette beauté lascive et à la violence contenue qui anime des titres comme I’ll Still Destroy You ou Guilty Party mais aussi penser que dépasser les 5 minutes sur ce genre de lamentations est une perte de temps. Le nombrilisme guette. A l’échelle de The National, ces remarques sont tout au plus des réserves qui n’enlèvent rien à la pertinence d’ensemble du projet. On reste émerveillé par la beauté absolue d’un morceau comme Carin At The Liquor Store, une torch song magnifique et notre préférée ici, ou par la tristesse qui émane du très beau titre d’ouverture Nobody Else Will Be There, mais ces morceaux d’émotion véritable, d’exaltation ou de passions sont trop peu nombreux pour faire de Sleep Well Beast un chef d’œuvre. Dark Side of The Gym permet d’apporter une touche d’espoir dans le sombre tableau que dresse Berninger des relations humaines. Le morceau est splendide et majestueux. The National n’a pas d’égal dans ce registre de la « classe à Vegas ».

L’album se conclut par l’audacieux mais raté Sleep Well Beast, qui symbolise finalement assez bien ce qu’on peut penser de cet album : un titre long et complexe, savant et imposant, mais qui au final exprime plus la maestria de ses compositeurs qu’une réelle intention. Les productions studio de The National ont la beauté imposante et prétentieuse des gros livres d’art. On ne comprend vraiment la rage et l’intensité qu’il y a dedans que lorsqu’elles se présentent une à une au crachoir, sur les scènes du monde. Le groupe sera le 2 novembre à Paris.

The National – Guilty Party

The National – Day I Die

Tracklist
01. Nobody Else Will Be There
02. Day I Die
03. Walk It Back
04. The System Only Dreams In Total Darkness
05. Born To Beg
06. Turtleneck
07. Empire Line
08. I’ll Still Destroy You
09. Guilty Party
10. Carin At The Liquor Store
11. Dark Side of The Gym
12. Sleep Well Beast
Écouter The National - Sleep Well Beast

Liens

Lire aussi :
The National / Laugh Track

Recevez chaque vendredi à 18h un résumé de tous les articles publiés dans la semaine.

En vous abonnant vous acceptez notre Politique de confidentialité.

More from Benjamin Berton
Smokey Joe & The Kid de retour : c’est beau comme une pub !
  On a bien conscience que notre titre est un compliment en...
Lire la suite
Leave a comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *