Le jour et la nuit ou à peu près ça : c’est ce qu’ont pensé très fort les fans, présents ce jeudi 27 octobre au Grand Rex, qui avaient vu un soir de 2010 au Zénith les Pavement se reformer une première fois depuis leur séparation de 1999. Entre le groupe fantomatique et privé de joie de vivre (mais professionnel) entraperçu alors et le Pavement radieux de 2022, Malkmus et les siens ont retrouvé un sourire relatif, une énergie communicative et un entrain qui font plaisir à voir et à entendre.
Le guitariste, chanteur et leader évolue certes encore dans son coin, sur le côté gauche de la scène, communiquant très peu avec le reste de la bande et n’hésitant pas à les emmener malgré eux dans des solos de guitares et des improvisations libres qui laissent les autres à la ramasse, mais Malkmus donne le sentiment parfois de prendre du plaisir à retrouver certains morceaux. Un sourire lui échappe sur la fin, un petit mot de remerciement. Lui qui mime avec un brin d’ironie les postures esthétiques de grand échalas et de guitar hero qui étaient les siennes hier, lui qui s’ébroue dans les moments importants et ne pose presque jamais le regard dans la salle est bien là, longiligne, intact, défiant un mixage du son qui le force parfois à batailler pour se faire entendre, mais irradiant de son charme désabusé, cheveux gris désormais en bataille, et les mains sur le manche, la guitare tantôt saisie bien bas ou brandie en étendard-bouclier, pour laisser les doigts jouer et penser les chansons pour lui.
Le Pavement de 2022 est probablement plus une affaire collective qu’hier. La preuve : il n’y a pas de nouvelles chansons à inventer, rien que du vintage, des souvenirs qu’on déballe et qu’on étale devant les passants éblouis pour une partie de bonneteau émotionnel. Bob Nastanovitch s’en donne à coeur joie, hurlant tantôt comme un punk, un cheval ou un rappeur de Debris Slide à Cut Your Hair, dansant comme un Bez musicien et génial, ponctuant à droite à gauche d’une note de triangle ou d’un souffle, d’une répétition de finales ou d’un demi-choeur les paroles du chanteur. Nastanovich est l’électron libre qui donne aux titres de Pavement une vigueur nouvelle, le souffle qui rend le spectacle vivant. Le groupe s’est agrandi du reste d’une nouvelle membre avec Rebecca Cole, musicienne qui évolue au clavier et à l’illustration sonore, comme Nastanovitch mais en plus appliqué et sérieux. Nastanovitch qui n’hésite pas surtout à s’installer derrière la batterie n°2 pour étoffer la rythmique donnée par un Steve West impassible et précis en diable. C’est la double batterie qui permet au Grounded de l’entame de ne pas passer seulement pour un anecdotique revival entre potes. On craint d’abord que cette affaire là ressemble trop à une soirée d’anniversaire joviale et festive plutôt qu’à du rock indé, tendu et frustré d’adolescent américain, mais la setlist qui avec Stereo et Transport Is Arranged, avait commencé à faire danser les coeurs, s’étoffe assez vite sur un enchaînement parfait entre le remarquable In The Mouth A Desert, l’excellent Trigger Cut et le dévastateur Debris Slide. Mark Ibold et Steve West tiennent une section rythmique traditionnellement effacée mais précise, qui laisse le champ à Spiral Stairs et Stephen Malkmus pour faire parler les guitares. Le groupe est solide, efficace. Le guitariste en second a droit à ses Two States et Painted Soldiers syndicaux mais ne pèse pas plus qu’hier dans les débats. Tandis que les side kicks s’amusent et inondent le public de gratitude et de reconnaissance, Malkmus rappelle à lui seul à quel point Pavement a été un groupe génial.
Les chansons sont les siennes et il les chevauche avec la même aisance décalée et cool que jadis. Ce sont pourtant des chansons revêches et sauvages, des chansons heurtées et pleines d’imprévu et de double accélérations redoutables. Son chant est brillant et son jeu de guitares souvent virtuose. C’est le rapport des deux (le chant parlé distancié comme du Lou Reed, beat et surréaliste comme du Gingsberg, la guitare souvent limpide mais à double ou triple détente) qui permet aux morceaux d’exister dans un espace unique mi-sérieux, mi-relâché, influencé par les années 70 mais résolument post-moderne, mélodieux et en même temps punk et décadent.
La setlist est splendide, mettant en évidence aujourd’hui ce qui faisait le charme du groupe hier : cette capacité à jouer vite et fort parfois, mais aussi à enchanter….tout en se tenant à bonne distance d’à peu près tout ce qui existait alors. Ni grunge, ni psychédélique. Ni pop, ni machin chose. Après The Hexx, avec Spit On A Stranger, l’unique survivant de Terror Twilight, Pavement enchaîne les merveilles qui flattent les fans et les oreilles : We Dance superbe et dont Malkmus fait ce qu’il veut comme s’il la jouait en tête à tête avec la salle au complet, Here, Pueblo qui est étiré sur plus de dix minutes, ou encore Serpentine Pad, l’un des sommets punk de Wowee Zowee. Quelques titres ressortent des limbes. La playlist plonge plus loin et plus profond qu’il y a dix ans et pour le meilleur. Cela n’empêche pas Pavement, à l’instar des Pixies, de ne rien rater des passages obligés que sont Shady Lane, Perfume V, Stop Breathing ou Father (To A Sister of Thought) jusqu’au rappel qui dégainera Gold Soundz, Summer Babe et Cut Your Hair, bien sûr. Là encore, le groupe interprète ces/ses « tubes » à bonne distance, respectant son propre héritage, tout en sachant que les mots ne sonnent plus aussi secs et frais qu’auparavant. Les types qui entonnent les refrains dans la salle frôlent la cinquantaine et n’ont plus effleuré une summer babe californienne depuis 20 ans. Mais la poésie beat de Malkmus n’a pas pris une ride. Elle pétille comme au premier jour, avec ses allitérations et ses images associées.
My eyes stick, to all the shiny robes
She wear on the protein delta strip
In abandoned house but I will wait there
I’ll be waitin’ forever
I’m waitin’
Effet garanti. C’est la futilité essentielle du propos, la façon dont Malkmus a toujours joué avec les mots et les images, qui permet aux meilleurs morceaux de Pavement de ne pas prendre une ride. L’Amérique est là, celle de Thomas Pynchon, intacte, vivace, déglinguée et éternellement adolescente. Les trente années ne comptent pas. Pas étonnant dès lors que le prince charmant choisisse de finir la séance de plus d’une heure cinquante, avec le surprenant Fillmore Jive, augmenté et étiré à l’envie, chanson d’observation impeccable de la jeunesse de l’époque (de celle d’avant ou de celle d’après), dans laquelle le chanteur invitait une fille (et lui-même) au sommeil mais aussi enterrait à sa manière le rock mourant.
The jam kids on the Vespas
And glum looks on their faces
The street is full of punks
They got spikes
See those rockers with their long curly locks
Goodnight to the rock and roll era
‘Cause they don’t need you anymore
Little girl, boy, girl,
Boy
Ce dernier coup est un coup de maître, inattendu et glorieux, complexe et à tiroir. Finir par où tout commence. Malkmus réclame un sommeil qui fait penser au sommeil d’Alice au Pays des Merveilles, celui depuis lequel tout procède, débute et s’achève. C’est le sommeil qui éteint le rock et déclenche l’étincelle électrique de la fantaisie. C’est un morceau pied de nez aussi, peu connu et qui terminait bizarremment et brillamment Crooked Rain, Crooked Rain, cet album qui aurait pu/du tout changer et qui ouvrait une voie à demi-assumée vers la célébrité et la gloire qui ne viendrait jamais tout à fait. C’est à cet endroit précis que le groupe s’est condamné à exister : à demi-royal et à demi-clandé, faisant de son chanteur démiurge ce qu’il pouvait espérer de mieux : un demi-dieu indé.
En phase avec sa propre histoire contrastée, Pavement a offert aux spectateurs du Grand Rex, qui ne s’y sont pas trompés, un spectacle habile et animé, savoureux et nostalgique. Dans ce ciné en stuc, romano-byzantin, on ne pouvait espérer beaucoup mieux pour ce dernier (?) tour de piste.
Photos : F. Bonomelli pour SBO