Quelle vie bien sûr ! What A Life !, a-t-on envie de s’écrier en refermant ce pavé de 750 pages qui constitue, à ce jour, la plus complète biographie orale de David Bowie publiée en langue française. A vrai dire, comme le met en avant l’argumentaire publicitaire, il n’y a pas d’équivalent véritable au travail réalisé par Dylan Jones, journaliste et rédacteur en chef du magazine anglais GQ : le livre est complet, des débuts à la mort de l’artiste, et compile, découpe, assemble et désassemble 180 interviews de personnes ayant « eu affaire » pour quelques jours, quelques semaines, quelques mois ou années, à David Bowie durant son existence. Le choix de la biographie orale (qui signifie que la biographie s’écrit par la parole des témoins et non à travers le récit du biographe) est plus que judicieux s’agissant de David Bowie, car cela correspond parfaitement à la représentation éclatée qu’on se fait du personnage.
S’il y a un trait saillant ici, une chose à retenir par dessus tout, c’est bien le caractère insondable du personnage, l’incapacité à en cerner les contours et en décortiquer les rouages ou les modes de fonctionnement qui est souvent l’un des objectifs des biographes. Après 700 pages, dire qu’on n’en sait pas beaucoup plus sur l’homme Bowie, son mystère, sa psychologie est évidemment faux. Le livre est dense, regorge d’anecdotes, d’informations sur ses amours, ses passions, son mode de fonctionnement intellectuel, ses concerts, sa manière de conduire ses amitiés, ses « ressorts » mais il n’en reste pas moins que la totalité du personnage, sa vérité, échappe à toute caractérisation. C’est probablement ce qu’il y a de plus dérangeant et de plus réussi dans le formidable travail de Dylan Jones, cette capacité à rendre le côté insaisissable de Bowie, à suggérer qu’il file comme une anguille entre les mailles de l’histoire, qu’il navigue, rebondit, surfe sur les époques, les modes, les styles, non par simple opportunisme mais parce que cela répond sur le fond à sa… vérité, son mode d’expression. Bowie est caméléon, « éponge » (le terme revient à plusieurs reprises), pilleur de tombes et de sépultures. Le document renvoie dos à dos les deux écoles concurrentes qui voient en lui, pour les uns, un génie et un compositeur hors norme, et ceux, moins nombreux depuis sa mort, qui insistent sur son caractère changeant et sa capacité à s’alimenter aux meilleures sources. Comme tous les artistes célèbres et d’un certain gabarit, les témoignages ne manquent pas des effronteries du chanteur, des lâchages et lynchages qu’il est prêt à organiser ou à provoquer pour poursuivre sa propre route, de sa jalousie, de son égoïsme. Mais ces éléments (plutôt à charge) sont contrebalancés par autant d’exemples de fidélité, de beaux gestes ou de mains tendues qui rendent, sur presque chaque page, l’ambivalence du chanteur et ses qualités de dieu bifrons.
Dylan Jones négocie à la perfection (sur les 400 premières pages du texte) les années qui vont de la naissance de Bowie à sa période Berlinoise. Le découpage des interviews est scrupuleux, plaisant à lire et sans presque aucune redondance. La composition du texte français est plus que passable (des oublis, des coquilles) mais ne handicape jamais la compréhension. Elle nécessiterait toutefois un réexamen à la réédition. Le Bowie des débuts est adorable, aussi haïssable qu’attirant. Il séduit, il couche à droite à gauche, il se faufile et se construit en même temps, animé par cette pulsion de réussir, cette envie de devenir célèbre, de faire quelque chose de sa vie. Les errances du jeune chanteur sont rendues à la perfection depuis la rencontre avec Angie, sa première femme, jusqu’aux premiers morceaux et notamment à ce Laughing Gnome en forme de péché originel et qui, à lui seul, reflète dès l’origine toutes les questions que pose la personne de Bowie.
Biographie orale pour personnage insaisissable
L’artiste est-il consistant ? C’est avec David Bowie la seule question qui vaille. Y a-t-il plus que le génie attaché à certaines compositions ? Space Oddity est célébré à sa juste valeur. La séquence Ziggy/Aladdin Sane avec presque autant d’importance. Mais où est Bowie ? Où se cache-t-il alors ? Par delà le côté people, irrésistible ici entre sa rivalité avec Jagger, primitive avec Marc Bolan (qui aurait pu être plus fouillée qu’elle ne l’est), ses jalousies, son goût de la baise, l’interrogation artistique reste intacte. Ceux qui ont travaillé avec lui l’acclament majoritairement, tout en (pour certains) se plaignant finalement de la tentation qu’il a eue à chaque fois (et à laquelle il a cédée à tous les coups) de les faire passer au second plan en atténuant leurs mérites. De Nile Rodgers à Mick Ronson, en passant par Brian Eno, le talent de Bowie est perçu comme un talent qui a besoin, pour se révéler, d’être confronté à l’autre, de se frotter aux meilleurs. Bowie s’affirme, au fil des décennies, comme le grand artiste de la connexion, celui qui se révèle dans la collaboration et apprend à chaque fois autant sur l’autre que sur lui-même. Bowie est l’homme sans étoile, un type qui, d’une certaine manière, n’a pas d’idées à lui mais des inspirations et une capacité à suivre des directions d’instinct qui l’emmènent où les autres n’osent pas aller. Son génie est métamorphe, jamais cloisonné, ni enfermé dans un exercice particulier. Son principal talent est de pouvoir s’exprimer comme il respire, en toute liberté, pour réaliser son projet qui est d’être tout en haut, d’y rester, ou de dégringoler un peu, histoire de voir si la vue est meilleure.
Le Bowie de Let’s Dance, puis de Tonight (disque le plus atroce de sa discographie d’où on a tiré cette reprise horrible des Beach Boys), affaiblit fortement le bilan artistique qu’on pourrait tirer à la lecture du livre, même si la dernière séquence, indé et ultrasophistiquée, vient redonner vie au mythe d’un Bowie qui ne se trompe pas si souvent. Bowie semble important jusque dans sa manière d’aligner les disques inécoutables. C’est un privilège qu’il est le seul à s’accorder. Une revue lucide de ce qu’il a produit après le milieu des années 80 ne parle pas forcément en sa faveur mais tout le monde s’en moque aujourd’hui. Low et Heroes sont-ils des albums si précieux ?Combien de titres mémorables sur ceux-là ? L’innovation n’était-elle pas le seul fait d’Eno ?
Et s’il n’y avait jamais eu que Ziggy ? Toutes les hypothèses se tiennent. La post-modernité du personnage fait qu’on le loue en croyant le détruire, qu’on le rehausse en le rabaissant. Bowie est intouchable. On ne sait rien sur rien et il est trop tard pour ça. Il y a beau avoir des centaines de personnes qui parlent, il en manquera toujours une pour révéler toute la vérité. C’est ce qui est extraordinaire.
La biographie de Dylan Jones n’éclaircit pas grand chose mais donne aux lecteurs des clés remarquablement précises pour se faire une opinion qui par nature ne sera jamais définitive (ou la même) sur ce qu’a représenté Bowie. La biographie orale est la forme parfaite pour cela qui nous fait passer de la déception à l’admiration, de l’anéantissement ou de la colère à l’adoration.
L’homme qui venait d’ailleurs était aussi l’homme qui n’allait nulle part, un génie du mouvement et du pas de côté, du saut à pieds joints et de la marche avant. Ce que confirme Dylan Jones, c’est que Bowie était plus que tout autre le héros de notre temps, un homme calibré pour exister ces quarante dernières années et les cinquante prochaines. David Bowie A Life est un document exceptionnel par sa richesse et sa forme-même, une porte d’entrée somptueuse vers l’énigme Bowie dont la principale qualité est de n’avoir jamais eu la prétention de révéler quoi que ce soit.