Comme Pierre Daven-Keller, on en a toujours pincé pour les musiques de films et particulièrement pour le psychédélisme classique des années 60-70. Sa Kino Music nous fait immanquablement penser à une partition perdue de l’Argentin Lalo Schifrin. Elle a la même élégance, la même souplesse latine et une forme de désinvolture qui ne tombe jamais dans la facilité.
Ce disque est évidemment un exercice de style pour quelqu’un qui depuis une vingtaine d’années travaille dans tous les registres de la pop, aussi bien en solo qu’en collaboration (avec Dominique A, Miossec notamment), mais cela fonctionne à merveille. L’auditeur est immédiatement projeté dans un univers merveilleux, et depuis longtemps disparu, où entre Nice et Monaco, on prend un gin campari avec Claudia Cardinale, avant de foncer à tombeau ouvert sur une route de bord de mer (Corniche Kennedy), les cheveux au vent et avec un brin de tristesse dans le regard (Melancholia). L’album est composé de quatorze pièces d’une durée moyenne de trois minutes et majoritairement instrumentales. Daven-Keller travaille principalement les cordes, les claviers (piano, clavecin) ou le vibraphone mais ne dédaigne pas user d’une voix de femme pour renforcer la sensualité onirique du très beau la Fiancée de l’Atome, l’érotisme de l’Italien Cuore Selvaggio ou sur l’hispanisant Salvaje Corazon. On pense alors immanquablement à l’Affaire Thomas Crown et aux chansons de Michel Legrand. C’est cet univers qui ressuscite ici sous nos yeux et avec une belle justesse, élégant et déconnecté des réalités de l’époque. On n’est pas tout à fait certain de comprendre à quoi servent ces nouveaux développements « à la manière de » mais l’immersion fonctionne à plein et on oublie, au final, que cette œuvre a été composée en 2019.
A quoi bon ? On croise Steve Mc Queen, avec le holster sur la poitrine et un gilet en laine Shetland sur l’admirable Dakota Jim, l’un des meilleurs morceaux du disque, avant de danser le Jerk dans une boîte du Quartier Latin où Alain Delon, au bar, prend des airs de mauvais garçon. D’aucuns trouveront que Kino Music n’apporte pas grand-chose au bout du compte mais ils auront tort. Les moments de grâce et de suspension du temps ne sont pas si fréquents et celui que Daven Keller nous offre ici pour trois fois rien alors que la tempête gronde et que l’on s’apprête, en rêve, à cueillir « la tête à Macron » est tout bonnement délicieux. Connaîtra-t-on jamais la décontraction suprême inspirée par Daïquiri, la passion hispanique et caliente de Salvaje Corazon ? Ce n’est pas certain mais on les aura au moins revécues par procuration. Le farfisa n’est-il pas le prince des instruments ? Un peu d’érotisme si gentiment présenté ne se refuse pas. On fait l’amour sur une toison de bélier quand passe Tatoo Totem et puis on se lamente en fumant une mentholée sur Easy Tempo. Kino Music manque peut-être de thèmes mémorables et de chansons pénétrantes. Ce n’est pas faute d’essayer mais il n’y a guère que l’ouverture Champ Magnétique, Dakota Jim et la belle canzone Cuore Selvaggio qui nous restent en tête après plusieurs écoutes. Cet album sans images est un peu orphelin de son sujet, de ses actrices mortes ou trop vieilles maintenant pour faire les 400 coups. Il est un peu orphelin de ses playboys, de ses perspectives de croissance, orphelin des vols transatlantiques et des frics-fracs sur la Côte d’Azur.
Kino Music est un mirage. Il n’a jamais existé.