On y est. Notre article d’il y a quelques jours ne mentait pas mais se trompait en souriant : les raisons qui auraient expliqué un nouveau report de la sortie du nouveau disque de The Cure… ne tenaient pas la route. Beaucoup s’en sont émus. « A quoi ça sert ce genre d’articles ? » « On voit bien que le mec déteste les Cure ». « Robert Smith t’emmerde, tu n’as jamais écrit de chansons, tu es qui pour te moquer ? » « C’est toi qui as joué avec David Bowie, dugland ? » etc. Quelques jours plus tard, c’est tout le contraire qui se produit : Robert Smith a envoyé un dernier SMS à ses attachés de presse et directeurs de la communication qui ont appuyé sur le gros bouton rouge et enclenché le méga-plan mûri en coulisses depuis plus de six ans : afficher une affiche format A3 sur la façade du pub de Crawley où les Cure ont joué pour la première fois, dans un cadre en plexiglas posé la veille ET envoyer un bon millier de cartes postales design avec une date gravée avec un style à faire frémir Patrick Bateman à des quadras avancés du fan club corbeau.
Dans les heures qui ont suivi, un site internet dédié a été mis en ligne dont on vous laisse découvrir l’énigme principale. En vous connectant ici, et en faisant preuve de bon sens (indice : c’est une date en chiffres romains et dans l’ordre « français ») vous aurez accès à un univers luxuriant composé d’une photo d’un astéroïde/reste de sculpture représentant la tête d’un bébé japonais. De quoi raviver l’antique polémique sur les paroles de The Walk. Robert Smith chante-t-il : « you look like a Japanese baby » (tu ressembles à un bébé japonais) ou « you look like a Japanese, baby. » (tu ressembles à une Japonaise, bébé)… Celle-ci nous a fait six mois en 1983 dans la cour de récré. Mais trêve de plaisanteries, on vous laissera explorer le Cureverse (une communauté Whatsapp, une mailing list) par vous même pour se concentrer sur l’événement que constitue la sortie enfin annoncée de cet album tant attendu.
Car Songs of A Lost World n’est pas n’importe quel disque et à l’échelle du public rock né à la musique à la fin des années 70 et au milieu des années 80, peut-être le disque le plus important de la décennie pour plusieurs raisons sur lesquelles il faut revenir :
1. C’est le premier album de The Cure depuis 4:13 Dream en 2008
Il n’y a pas plus factuel que cela. A l’échelle du groupe, cet album est en soi un événement puisque Robert Smith et sa bande n’ont pas soumis au public de « matériel neuf » depuis 4:13 Dream, disque mésestimé et à l’histoire contrariée qui a été accueilli plus que correctement à sa sortie mais ne laisse 16 ans après pas un grand souvenir dans l’esprit des fans. Conçu initialement comme un album double par un groupe qui accueillait de nouveau en ses rangs Porl Thompson, l’un de ses guitaristes historiques (avant que celui-ci ne devienne une… femme Pearl), 4:13 Dream est réduit à un long disque simple dont les singles (The Perfect Boy, Sleep When I’m Dead ou The Only One) sonnent comme du Cure mais laissent les amateurs de noirceur et de mélancolie un peu sur leur faim. 4:13 Dream manque d’un grand dessein, d’une ampleur et d’une ambition (les chansons sont assez brèves si l’on excepte l’ouverture et explorent un contenu incertain). Le final It’s Over est à cet égard intéressant puisque Smith transforme la grande chanson ambitieuse et effondrée traditionnelle de fin d’album en une chanson essorée et un peu chaotique qui tutoie l’auto-parodie. Seize ans plus tard, on espère que Songs of The Lost World aura une autre densité, une autre cohérence et que le hiatus de plus d’une décennie aura rafraîchi le désespoir pour aller au delà d’une bande-son qui met en scène les marqueurs « historiques » du groupe mais n’a plus la force de parler intimement aux fans. Les premières chansons jouées durant la tournée (on y reviendra) ont laissé entrevoir une parole vivifiée par l’âge et les épreuves, plus intime et peut-être, pour la première fois, vraiment personnelle qui est de bon augure.
2. C’est le dernier album de The Cure avant les 70 ans de Robert Smith, notre héros de toujours
Robert Smith est né le 21 avril 1959. Il a donc fêté cette année son 65ème anniversaire. Actif depuis 1976, ce n’est pas peu dire que la route a été longue et agitée, mais elle aura épousé la trajectoire de vie de cet honnête homme et surtout servi de miroir aux millions de fans qui, à travers les décennies, ont suivi son parcours avec foi et fidélité. Robert Smith a été infiniment beau et vaillant. Il a eu l’une des voix les plus dynamiques et intéressantes du rock sur sa première décennie avant d’évoluer aujourd’hui vers quelque chose de plus pâteux mais qui reste puissant, vibrant et infiniment émouvant. Entre l’atrophie progressive de son look iconique, les cheveux blancs, les joues qui gonflent et tombent, les cheveux qui s’effilochent et le corps qui s’amollit, Robert Smith agit comme un miroir qui nous renvoie à la fois le reflet de notre jeunesse et celui de sa propre disparition. Le rapport de The Cure à la mort a souvent été intense : douloureusement proche entre Seventeen Seconds, Faith et Pornography puis plus distant ensuite pendant la décennie glorieuse : la mort devient une sorte de divinité romantique qu’on contemple du haut d’une falaise et qui plane sur nous de manière abstraite. Elle revient en force à la toute fin de Wild Mood Swings sur Bare avant de revenir sous sa forme moderne pour les vingt années qui suit : l’usure. Smith chante la fin de l’art et la fin de la vie qui pointe, renouant peu à peu avec cette sensation que tout est perdu des débuts, non par coquetterie baudelairienne ou gothique mais tout simplement parce qu’elle vient POUR DE BON. Songs of A Lost World est hanté par les morts, des parents, du frère, et évidemment par l’âge, le ventre, la peine qui gagne le chanteur. Robert Smith l’interprète n’a jamais joué à quoi que ce soit. Il a toujours chanté ses anciennes chansons « comme s’il y était encore », sans aucune théâtralité feinte mais à 70 ans, il semble qu’il n’ait jamais été aussi près de sa vérité ultime. Est-ce que l’artiste saura exprimer cela dans son art une dernière fois ? On le souhaite et on le croit.
3. C’est le dernier disque de rock à guitares de l’histoire du rock
Le rock à guitares n’a jamais vraiment disparu mais il s’est déjà mieux porté. On a évoqué ces dernières années le revival shoegaze, les résurgences du grunge, du garage mais ce sont des mouvements qui s’expriment dans des niches, tant il est évident que le centre de gravité musical de l’humanité s’est déporté vers le hip-hop et le rnb, chez les jeunes notamment. Le rock n’est pas mort mais le rock à guitares, même mainstream (Muse, Coldplay, U2, etc) est quand même un sport vieillissant et peu excitant. Il n’est pas impossible que les livraisons de U2 (plus gros), Depeche Mode (plus petit), des Rolling Stones (plus vieux) et The Cure soient les derniers témoignages de cette époque dorée où le rock prospérait partout. Parmi ces groupes mastodontes, The Cure est celui qui semble, encore aujourd’hui, le plus authentique, le plus proche de son origine « indépendante » (même si le mot n’existait pas à l’époque). En faisant le choix de ne jamais céder totalement à la société du spectacle, en intervenant pour maîtriser le prix des places de concert auprès de Ticketmaster, en gérant avec intelligence son back catalogue, en communiquant peu et en restant muet sur ce qui se passait dans le monde, Robert Smith et les siens ont conservé une post punk credibility qui est presque contradictoire avec son statut de groupe de stade mais qui continue de leur conférer une aura mystérieuse que les autres ont perdu depuis bien longtemps. On parle de cirque pour causer des Rolling Stones, de business pour évoquer U2, de grand spectacle pyrotechnique pour Muse ou Coldplay, alors que Cure n’est jamais très loin de son dispositif primitif : des lumières, des hommes sur scène et quelques projections (désormais) obligées mais aucun artifice. Songs of A Lost World est aussi l’un des derniers émissaires nobles d’un rock qui disparaîtra bientôt auprès d’un public qui ne l’écoutera bientôt plus. Le statut si particulier de The Cure, « groupe dont on attend toujours quelque chose », « groupe duquel on espère toujours une résurrection », est de fait unique et historiquement inexplicable puisque chaque livraison (différée) aura été une déception depuis 30 ans. La possibilité d’un dernier geste sublime est ouverte.
4. Cure est le dernier groupe indépendant irréprochable du monde
L’univers indé est toujours prompt à attribuer ou à retirer les certificats d’intégrité. Il y a assez peu de groupes qui évoluent au niveau de The Cure (la richesse infinie, le pouvoir absolu de tourner et de voir grand) et qui n’ont jamais, absolument jamais, été menacés d’être déclassés ou accusés de trahison. C’est en soi une performance qui donne aux sorties d’albums de The Cure une dimension presque morale qui n’est pas à négliger dans leur aura. Cure est en effet un groupe irréprochable qui invite à la fidélité absolue. Depeche Mode a varié stylistiquement, musicalement à travers les âges. C’est un groupe qui a été exposé à diverses affres et qui surtout repose en partie sur la dualité/complémentarité entre ses membres. Gahan et Gore offrent un visage de complexité, d’ambivalence et Depeche Mode a un discours sur la transgression qui ne peut pas en faire un sujet d’admiration morale. Cure au contraire se présente comme une grande famille autour du duo amical que constitue Robert Smith avec Simon Gallup. Ce dernier entre en 1979 et à part une éclipse discrète entre 1982 et 1984, est de toute l’aventure du groupe. Roger O’Donnell a maintenant lui aussi une sacrée longévité et Cure se présente comme un groupe solide, fraternel (malgré les aller-retour de plusieurs), soumis à un leader juste et habité.
La figure de Robert Smith (qui a été alcoolique et a eu ses problèmes d’addiction) au contraire des rockeurs de sa génération n’a jamais été brouillée par aucune ombre. On évoquait avec Just Like Heaven son éloge de la monogamie. Smith est très discret sur sa vie privée, invisible aux médias, absents des réseaux sociaux, résolument non engagé, et toujours en couple avec son amour de jeunesse. Il en arrive à être plus admirable qu’un joueur de football. Artistiquement, aucun revirement soudain, aucune évolution stylistique, esthétique majeure depuis que Cure est devenu au milieu des années 80 un groupe géant. Le groupe a opéré une mue dans son jeu de guitares, passant de la concision à ce style délayé et atmosphérique (parfait pour les longs concerts dans les stades) qui naît avec Disintegration, prospère sous Wish et va culminer avec Bloodflowers et qui marque encore les nouveaux morceaux. Mais à aucun moment il n’est venu à l’esprit de quiconque que le groupe ait changé, se soit renié, ait évolué ou ait pu trahir ses idéaux. Avec ses concerts aux durées improbables, Cure est resté un groupe unique, anachronique et qui en impose, un groupe dont l’engagement (quitte à ce que les lives soient parfois épuisants pour les fans) est impossible à questionner et qui n’a jamais vraiment cédé au mercantilisme et au gigantisme.
5. C’est un disque qui pourrait être bon et nous ramener 30 ans en arrière
On le disait juste avant : il y a toujours un secret espoir avec The Cure pour que le disque soit bon. Chez les groupes dinosaures, c’est une anomalie. Il n’y a plus grand monde pour espérer un bon disque des Rolling Stones, plus grand monde pour penser que U2 pourrait faire un disque qui ne ressemble pas exactement à ce qu’il ressemblera. Mais avec The Cure, on sait ce qu’on est susceptible d’avoir, on en est presque certains (de longues chansons avec d’interminables introductions à la guitare, suivies de couches mollassonnes qui distribuent la mélancolie en marmelade, elles-mêmes interrompues par d’autres solos etc) mais pas du tout sûrs ! Et on l’a aussi dit mille fois : les nouvelles chansons sont bonnes et pas qu’un peu. On avoue qu’on reste complètement baba, envoûté, fasciné par l’introduction d’un Alone qui s’amène à pas comptés, avec un Robert Smith en train de se concentrer, jusqu’à un premier couplet absolument sidérant. Smith a déjà chanté ça, presque exactement, avec les mêmes mots, mais rarement avec cette densité désolée, cette peine, ce poids là sur le cœur et la gorge.
This is the end of every song that we sing
The fire burned out to ash and
The stars grown dim with tears
Cold and afraid
The ghosts of all that we’ve been
We toast, with bitter dregs, to our emptiness
On retrouve ici la grâce de Disintegration, pour la première (?) fois dans la guitare d’un Gabrels Reeves d’habitude mécanique et raide sur ses cordes, les regrets presque enfantins qui viennent assiéger les yeux enlarmés d’un Smith qui ne s’est pas vu vieillir. Cure est grand et beau à ces altitudes et on ose pas fantasmer sur un disque qui ne serait qu’émotion véritable.
6. La référence au Monde Perdu est épatante / Cure s’engage enfin en faveur de la fin du monde
Cette histoire de Monde Perdu est évidemment une référence au roman de Conan Doyle qui amenaient des scientifiques à découvrir sur un haut plateau andin une réserve sauvegardée de dinosaures ayant échappé à la catastrophe. On n’est pas certains que le disque soit connecté au roman. Il est évident qu’il lorgne plutôt vers la littérature apocalyptique, les premiers Ballard ou la Route de McCarthy : cette idée qu’on vit en même temps que sa propre fin la fin d’une époque et d’une civilisation. Par delà la posture mélodramatique, c’est la première fois que Smith s’autorise à travers ce titre de LP un jugement sur le monde. Lorsqu’il évoquait Disintegration (registre identique), c’était pour parler d’une relation amoureuse plus que de l’état du monde. Il est possible que la chose soit un peu différente ici comme si son affliction allait faire écho à un constat sombre sur l’évolution de la planète. Cure n’a jamais rien dit sur rien et s’est affirmé années après années comme le groupe influent le moins politique de tous. En sortant un disque sur un écolabel, il n’est pas totalement exclu que Cure n’ait pas fait un premier pas vers un engagement, encore balbutiant et assez bateau. Une chose est sûre c’est que le groupe est obsédé par des sujets qui pourraient rencontrer les angoisses d’une génération : la fin de vie (And Nothing Is Forever), le romantisme, la peur de la mort.
And I know, I know
My world has grown old
But it really doesn’t matter
If you say we’ll be together
Qui n’a pas eu ou rêvé d’avoir cette pensée la trentaine évanouie ?
And I’m outside in the dark
Staring at the blood red moon
Remembering the hopes and dreams I had
All I had to do
And wondering what became of that boy
And the world he called his own
And I’m outside in the dark
Wondering how I got so old
Quel fan n’a jamais éprouvé cette sensation d’être devenu trop vieux pour la pop et pour la vie tout court ?
Dans un contexte de fin du monde, de fin de la Vème République (!!), de fin du capitalisme, de la fin des écosystèmes, Cure est devenu un groupe qui en dit long.
7. Les concerts de Cure sont une expérience au delà du réel qui peuvent influencer la réception du disque
Il n’est pas si fréquent qu’un groupe tourne AVANT de sortir un album. L’importance de Songs of A Lost World pourrait avoir été décuplée par la tournée mondiale qui a précédé. Le vieillissement de Robert Smith a touché. Le fait qu’il ait conduit son groupe ainsi, intact mais aussi impassible, vénérable et souverain, à travers des sets de trois heures a impressionné et rassemblé ses fidèles. Les concerts étaient épatants. Moins longs que les précédents mais surtout mieux bâtis, sans qu’on saute de séquences purement pop à des séquences affligeantes de manière trop soudaine. Les setlists n’épuisaient pas le répertoire mais composaient un récit avec celui-ci qui épousait les rythmes d’une vie : la peine, l’exaltation, l’amour, le chemin vers la fin, les souvenirs qui guérissent. On se souvient que dix ans avant, la setlist pouvait passer de Siamese Twins à… Mint Car sans dessein véritable (on exagère un peu), ce qui ne s’est pas produit cette fois-ci. Les spectateurs ont trouvé leur compte de tubes, de morceaux iconiques, mais aussi respiré une forme de dignité unifiée, de mouvement vers un crépuscule annoncé qui converge vers la sortie de l’album. Toute la forme des concerts, la noblesse qui s’en est dégagée, bénéficie à la réception de l’album qu’on attend solide, émouvant, intense et sombre. En tournant avant sa sortie et en interprétant 6 chansons soit probablement 40 à 50% du disque, Robert Smith nous a ouvert l’appétit et servi le plat de résistance en même temps.
Voilà pourquoi ce disque est si important avant même sa sortie. Espérons qu’il le soit tout autant après.
Merci.
Article très juste dans son analyse. Plus qu’un gros mois à attendre.
Merci Johnny. Pour la reformation, c’est toujours non ?
Super article, merci !
Merci Romain. Cure, c’est pour la vie !
Un article héroïque, merci!
Merci Régis. Et à très vite pour de prochaines aventures en noir et cure.
♥ ♥ ♥ merci ♥ ♥ ♥