Quentin Sirjacq / Companion
[Schole Records]

8.5 Note de l'auteur
8.5

Quentin Sirjacq - CompanionSi l’écurie Schole était un refuge de mauvais garçons, Quentin Sirjacq ne serait pas le plus turbulent. Il se tiendrait assez près des professeurs pour être certain de ne rien rater d’important, tout en ayant déjà la tête à la meilleure façon de dynamiter ce qu’ils lui racontent pour pousser l’art dans ses retranchements et transgresser tout ce qui peut l’être. Quentin Sirjacq serait l’élève surdoué, sage en apparence mais à l’intelligence qui bouillonne et menace à chaque instant de déborder du cadre. C’est la sensation qui se dégage de ce quatrième album, Companion, celle d’une révérence irrévérencieuse, d’une audace respectueuse des traditions mais qui n’en poursuit pas moins son important travail de rénovation et de greffage sauvage du piano classique sur d’autres boutures musicales. Companion est un disque incroyablement réussi.

Ce quatrième album est un poil plus électro que les précédents. On peut retenir cela en sachant que cela ne donne aucune idée de ce qu’on y trouvera. L’électro contamine certains morceaux en venant parasiter leur structure principale comme sur l’ouverture Variations. Elle ne vient pas s’intégrer harmonieusement avec le piano conducteur mais plutôt se surimposer à la ligne principale pour la détourner et la corrompre, comme on détournerait un train. Tout ceci se joue dans un mouchoir de poche et sous la forme d’une mini-symphonie. On est au cœur de la composition classique avec des instruments perturbateurs et d’autres qui soutiennent la majorité au pouvoir. La musique de Quentin Sirjacq est empreinte de la mélancolie emblématique des productions Schole mais elle est ici comme en permanence agitée par des tentations, des influences musicales qui l’attirent ailleurs et donnent envie de danser. Sans vouloir raconter la fin du morceau, il n’en restera qu’un et ce n’est pas celui qu’on croit. Companion est un album qui fait la part belle aux instrumentistes. Le musicien s’est entouré de quelques pointures telles qu’Arnaud Lassus, Steve Argüelles et Julien Loutelier, qui ont en commun (même s’ils jouent d’instruments différents) d’être de très bons artisans du rythme. Et c’est ce qui marque ici, ce sens du rythme. On tape rarement comme un sourd pour le marquer ou l’imposer. Le rythme jaillit, souvent à l’arrière-plan, pour structurer le morceau ou lui donner d’autres couleurs. Il est synthétique sur le beau Carol, répété avec la délicatesse et la détermination qui permet l’envol final ; plus organique sur l’étrange Dance qui suit, il termine martial au tambour-soldat pour une vraie curiosité.

Sirjacq innove mais sait aussi nous donner ce qu’on était venu chercher initialement : de la tristesse à l’état pur qu’on peut s’injecter pour se faire pleurer. Will You Be There est splendide et fait couler les larmes sur deux doigts. Avec ses cinq minutes, c’est peut-être le seul morceau sans surprise, ce qui ne l’empêche pas de s’imposer comme une respiration essentielle à l’équilibre du disque. Par rapport à son précédent disque, Far Islands and Near Places, qui nous faisait voyager, on a l’impression que le voyage proposé cette fois par Sirjacq est plus intime, intérieur et concentré sur le son que véritablement touristique. La musique évoque moins qu’elle ne sonne, elle inspire moins qu’elle ne se prononce. On peut évidemment mettre des images sur le son et tenter d’y voir un discours poétique mais il semble que la commande soit plutôt de se concentrer sur la structure elle-même et la manière dont les sons se répondent. Le travail est inframoléculaire comme sur Organum. Il est au-delà de l’intime et de la peine elle-même sur le morceau titre. Companion, le morceau, est une pièce classique de toute beauté, bâtie sur une succession de motifs délicats et fragiles comme le jour. A côté de lui, Harmonium passe pour un morceau tonitruant et d’éveil, au moins sur sa première moitié. On a l’impression ici de prendre les instruments au sortir du lit, de les observer comme on observerait des animaux sauvages ou des femmes dans une réserve indienne ou un enclos pour voyeurs. Sirjacq fait sonner l’ensemble avec une précision redoutable. La structure du son est d’une lisibilité remarquable si bien qu’on en retire l’impression de n’avoir jamais entendu la musique avec une telle netteté et une telle proximité. Choral, le dernier morceau et peut-être le plus beau à cet égard, nous place au cœur de l’installation. Les instruments s’ébrouent comme s’ils se rassemblaient pour aller boire. On les entend s’approcher et s’observer en déclinant leur étrange hiérarchie. Ils sont là, détendus et pas forcément décidés à interpréter un morceau traditionnel, juste là pour n’être pas ailleurs et exercer par groupe et par nature, leur formidable liberté.

Companion est un disque assez incroyable par la liberté qu’il inspire et surtout par la manière qu’il a de vous faire découvrir des trucs évidents comme si c’était la première fois que vous y pensiez. Il ressemble, sans avoir l’air d’y toucher, à ces disques pédagogiques qui soulignent le rôle de chaque instrument dans la mise en place d’une mélodie en les faisant monter au créneau un à un. Sirjacq saisit tout cela avec le naturel et l’aplomb de quelqu’un qui sait où il va. C’est à la fois bluffant et un geste d’une poésie infinie. Companion ferait un bon disque à envoyer dans une capsule spatiale, une fusée, vers une autre galaxie, pour témoigner de ce qu’on faisait de mieux.

Tracklist
01. Variations
02. Carol
03. Dance
04. Will you be there
05. Organum
06. Companion
07. Harmonium
08. Choral
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