Aya / im hole
[Hyperdub Records]

9.2 Note de l'auteur
9.2

Aya - im holeLa modernité en marche : c’est le sentiment assez grisant que donne l’écoute du stupéfiant premier album d’Aya (sous ce patronyme), im hole. Décousu, déconstruit, dansant et hypnotique, le disque de la nouvelle coqueluche queer des clubs londoniens est un grand disque tordu qui interroge la place de la musique auprès de la jeunesse en même temps que notre santé mentale. Se livrer à ce disque équivaut à sauter les deux pieds en avant dans un trou noir ou blanc (« im hole », tout un programme) dont on ne connaît ni la profondeur ni les contours. On y entendra des traces de trip-hop, la chanteuse établissant une liaison secrète et souterraine avec le chef d’oeuvre mi-industriel, mi-électro de Lesley Rankine aka Ruby en 1996 (Salt Peter), des collages fascinants, du cut-up, des beats et des sons éprouvants à la Throbbing Gristle ou encore des échos de l’ancien prince Burial. Le premier morceau donne le ton, joueur et énigmatique, il constitue une longue introduction psychédélique à ce qui pourrait passer pour une inversion de l’histoire d’Alice aux Pays des Merveilles. Cette fois, la petite fille ne bascule pas dans un terrier, elle en sort, découvrant un monde ravagé, terrifiant et duquel toute logique semble avoir été abolie. La voix est celle d’un être qui n’a presque plus rien d’humain et qui s’éveille et se tient aux aguets de peur de basculer dans un sommeil éternel (What If I Should Fall asleep and slipp under) ou de perdre son identité. Aya Sinclair évoluait jusqu’ici sous le pseudonyme de LOFT et proposait une musique électronique mi-dance, mi-grime, assez poétique et envoûtante. En se débarrassant de cet alias, elle endosse une nouvelle figure qui embrasse désormais tout le champ des musiques contemporaines. Once Wen’t West n’a aucune étiquette, ne relève d’aucun genre : le morceau donne le sentiment que le bébé apparu à la fin du film Titane a grandi et s’est mis en tête de remplacer Prince. Quelques sons géniaux habillent son babil futuriste et indéchiffrable comme s’il s’agissait d’encoder/décoder un réel que personne ne regarde sans verres teintées ou lunettes 3D.

Sur dis yacky, on se demande si Aya joue de la musique ou si elle a simplement enregistré une partie de console en mode rétrogaming. La chanteuse, qui est descendue de sa Manchester natale vers Londres récemment, mélange la poésie et les musiques avancées, drill, grime, électro-acoustique à la Aphex Twin, dans un creuset digital qui prend des airs au fil des pièces de chaudron magique.

D’aucuns resteront sans doute interdits et circonspects devant la potion qui peut aussi bien verser vers l’électro-clash foutraque et un peu toc sur OoB Prosthesis, mêlant analyse sociale et culture de la sape, qu’offrir des morceaux d’électro vaguement tribale comme sur l’élégant The Only Solution I Have Found Is To Simply Jump Higher. Il est assez difficile de savoir où se trouve Aya à l’écoute de ce disque mais sa musique projette cette impression qu’on est avec elle à l’épicentre d’une folie ambient/ambiante qui mêlerait tous les genres et tous les niveaux de culture depuis la pop culture, l’électro, le théâtre élisabéthain (le merveilleux Still I Taste the Air) ou la prétention arty des capitales. Tout ici est désastre et désastreux, ravagé, déchiré. Des lambeaux de beauté pendent aux poutrelles d’un immeuble délabré mais qui s’offre des lustres de cristal. Still I Taste The Air est splendide, beau comme un décor ensablé de Peter Greenaway ou un paysage englouti de JG Ballard. Emley lights us Moor, le single, est tout aussi impressionnant traversé par le fulgurant featuring d’un Iceboy Violet qui fait immanquablement penser à l’intensité d’un Tricky à l’aube de sa carrière.

Le disque n’a ni début, ni fin, aucun sens de la progression et gère à peine ses transitions. La production est millimétrée, découvrant une forme de perfection technique qui n’empêche pas à l’auditeur d’éprouver une sensation de proximité quasi chaleureuse avec l’interprétation, comme si grâce à Aya, la technologie touchait enfin au graal suprême qui est de savoir dire l’intime, l’intérieur, le vivant. Est-ce l’homme qui est devenu machine ou la machine qui a fécondé l’homme ? C’est le genre de questions qui se posent ici. Le final résonne comme une dernière interrogation : qui compose ? qui parle ? Depuis quel point de vue ? Qui agit ? Backsliding est tout simplement grand, ample, classique comme une version avancée d’une Anne Clark revenue de la new wave ou améliorée des Dry Cleaning qu’on encensait pourtant en début d’année.

Se poser cette question marque, pour ainsi dire, notre appartenance au monde d’avant. Aya est le futur de la musique et le futur du genre. On ne sait pas trop si im hole vaut mieux que la pop, le punk ou ce qui nous occupe d’habitude, mais de toute évidence, elle dépasse tout cela pour nous projeter dans un après qui brille de mille feux, éclatants et sombres. On lui sera éternellement reconnaissant de nous avoir fait découvrir cet horizon là, cent ans avant les autres.

Tracklist
01. Somewhere between the 8th and the 9th floor
02. What if i should fall asleep and slipp under
03. Once wen’t west
04. dis yacky
05. OoB Prosthesis
06. the Only solution i have found is simply to jump higher
07. Still i taste the air
08. Emley lights us moor (feat. Iceboy Violet)
09. Tailwind
10. If (redacted) Thinks he’s having This As a Remix He can Frankly do one
11. Backsliding
Liens
Recevez chaque vendredi à 18h un résumé de tous les articles publiés dans la semaine.

En vous abonnant vous acceptez notre Politique de confidentialité.

More from Benjamin Berton
Jay Mascis valse avec Elliott Smith
On ne peut pas s’empêcher de vous renvoyer vers la page Soundcloud...
Lire la suite
Join the Conversation

3 Comments

  1. says: Li-An

    Moi ça me rappelle un peu un album que j’ai beaucoup aimé : Unflesh de Gazelle Twin (jamais chroniqué ici !). Mais bon, elle devait avoir 107 ans d’avance et on ne pourra vérifier qu’après notre mort.

    1. Merci pour le conseil. Je ne connaissais pas Gazelle Twin et ça a l’air carrément pas mal. Je creuse et je serai vigilant sur ses prochaines sorties (et fait un peu de rattrapage sur les 3 albums déjà sortis….).

      1. says: Li-An

        C’est clairement de la musique limite pour moi. Autant j’ai accroché sur la froideur acide de Unflesh, autant ça a été plus difficile pour la suite de son parcours – voilà une dame très ambitieuse, on ne peut pas lui retirer ça.

        (il y a depuis peu dans WordPress la possibilité de cocher pour les commentaires « se rappeler de mes informations » qui est assez pratique – voir les réglages pour les commentaires).

Leave a comment
Leave a comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *