Il ne reste plus grand-chose du jeune homme qui rêvait, il y a six ou sept ans maintenant, de bars moites et d’Amérique. Viot semble avoir vécu plusieurs décennies en une seule. Il semble avoir pris des claques et avoir voyagé dans un futur sinistre où la chanson française n’existe plus et où le monde se délabre. Dans cet avant-futur, qui ressemble au traitement esthétique qu’avait fait subir Pere Ubu au rock américain à la fin des années 70, le Viot de l’après Astana évolue en dynamiteur de formes, revisitant avec une méticulosité qui confine à l’obsession ses propres références d’hier (l’imagerie gothique, la new wave, le cinéma noir) dans un contexte de fin du monde lugubre et sans espoir.
Il se dégage de cet Hallali une noirceur et une radicalité qui vont bien au-delà de textes le plus souvent simplement poétiques et gouvernés par des figures baudelairiennes finalement assez traditionnelles. On croise sur Hallali tout un bestiaire qui tient autant de l’amour courtois (et gothique) que d’un Moyen Age d’heroic fantasy (le Minotaure, un basilic, une meute de loups humains) mais avec lequel Viot meuble un monde menaçant, oppressant et révolutionnaire. L’album qui ne compte que 8 titres est bouleversant dans sa manière de s’en tenir à son projet : chanter sur un tapis de bombes, lâchées par un savant fou de l’électronique. Si Viot est à la baguette, les pièces bénéficient de co-compositeurs et de co-arrangeurs multiples dont le plus important est probablement Alexandre Armengol Areny, en charge de la production et avec lequel Viot a co-construit son époustouflant virage sonique. Même si on a déjà eu l’occasion d’en faire état à la sortie de précédents singles, Hallali est en effet marqué par un abandon quasi complet des instruments rock traditionnels au bénéfice de machines-outils en fusion et qui alternent des rythmiques dansantes et des environnements quasi-industriels et futuristes. L’électro emporte, sublime ou enlève une voix nue qui surnage en tentant tantôt de suivre le flow ou de s’y opposer.
Le coup de génie de Viot est ici d’avoir cultivé son meilleur défaut (le petit déficit de musicalité de sa voix) jusqu’à en faire sa plus grande qualité. Son phrasé est au centre du dispositif. L’électro gravite autour de lui comme une nuée ardente. Hallali à l’ouverture en est un excellent exemple. La voix est assiégée comme le cerf par la meute. La montée est contrariée par la scansion qui la découpe en rondelles et l’empêche de devenir un pur titre des Pet Shop Boys. La pièce hoquète au bout de deux minutes comme si tout allait s’effondrer, tandis que le morceau se termine tout seul. L’album fascine par les rapports organiques qu’entretiennent la voix et les machines, brutales et rudimentaires comme chez Martin Rev. Chambre Rouge est en apparence le titre le plus proche de l’ancien répertoire du chanteur. Le texte est imparfait et marqué par un romantisme voyeur et pervers que renforce une électro glauque et claustrophobe. L’ensemble crée une atmosphère où se mêlent une sensualité trouble et violente et un fort sentiment de malaise. Le rapport à l’autre est contrarié, fantasmé jusqu’au désespoir dans l’omniprésence ou l’absence. Reptile est terrifiant et met en scène de manière maladive une situation de folie rampante. « Quand reviendras-tu bébé ? Aurais-tu perdu tes clés ou as-tu été enlevée ? », chante Viot dans une mise en scène qui rappelle autant Shining qu’un faux film noir de De Palma.
De la chanson française et de la pop, Viot conserve cette idée, un peu fleur bleue, de placer l’amour au centre du jeu mais y ajoute l’intention permanente de le brutaliser, voire de le cannibaliser. Minotaure et Casoar font penser au Trouble Every Day de Claire Denis ou aux Prédateurs de Tony Scott avec David Bowie et Catherine Deneuve. On y retrouve une froideur charmante mais cruelle et une volonté de prédation du plus faible (l’être aimé) par le plus fort qui est nourrie ici formidablement par des références suivies et redoutables à l’univers de la chasse. La poésie de Viot est déterminée et efficace. Elle joue de ses imprécisions pour créer un espace quasi magique qui relève autant de l’amour galant que des films d’horreur. La prestation de Julie Mouchel au chant sur Casoar et parfaite, tandis qu’elle se fait engloutir progressivement par les sons d’une jungle païenne et le grondement d’un dieu embusqué. Baignade Interdite est incroyable par son économie de moyens. Viot a retenu d’Alan Vega la théâtralité et cette idée selon laquelle le chant ne doit pas se laisser distraire par ce qui se passe autour. Il exécute ainsi son petit numéro de crooner solitaire sans aucune conscience des forces qu’il déchaîne autour de lui. Le contraste entre l’interprétation et son environnement est ce qui crée la surprise et la fascination. Avec la Meute, Viot livre son titre le plus séduisant et remuant. L’électro assume son caractère dansant tandis que le chanteur se lance dans un boogy virevoltant et frénétiquement contrarié. On pense à un Daho sombre pour le sens du rythme et l’envie contenue de céder à la pulsion physique. L’album se referme sur son meilleur morceau, le merveilleux Pick Up. Viot y retrouve sa plume cinématographique pour décrire la fuite d’une femme (?) à l’arrière d’un pick-up conduit par deux ouvriers. Elle compose une lettre à celui ou celle qu’elle a laissé derrière. Pour la première fois ici, le chant est volontairement beau et quasi lyrique. Le texte est splendide, les arrangements somptueux. « La route est longue. Ne pas se retourner. C’est étrange mon ange d’être l’étranger/ d’être l’étranger/ Désolé, je ne voulais pas… déranger. » On pense au Bashung de Fantaisie Militaire, rien moins, à cette prise d’espace remarquable et au sentiment de profondeur que la voix suggère. La radicalité des 7 premiers morceaux se dissout presque instantanément dans la beauté classique du titre comme si celui-ci pouvait racheter, sur quatre minutes et quelques, toute la noirceur accumulée précédemment. Pick Up est l’un des plus beaux titres en français qu’on a croisé ces dernières années.
Hallali est autant un disque de chansons qu’un geste artistique radical et définitif. C’est un album qui réussit le prodige de procéder à une vraie révolution formelle et d’ouvrir un espace référentiel nouveau et poétique où on a finalement l’impression que la chanson « trouve son compte ». L’album peut perturber à la première écoute mais s’impose par l’extrême cohérence de son univers et par la force des compositions. Viot y défend une idée du beau qui brille par sa modernité et sa noirceur avant-gardiste. Il réussit, avec cet album majeur, à donner vie au projet que Daho et Daniel Darc ont poursuivi longtemps et qu’ils ne sont (jusqu’ici pour le premier) jamais parvenus à rattraper : négocier un dark électro pop qui relève toujours et quand même de la variété française.
PS : la pochette fascinante est signée Benjamin Vareille.