Jarv Is… / Beyond The Pale
[Rough Trade]

7.9 Note de l'auteur
7.9

Jarv Is... / Beyond The PaleIl aura fallu à Jarvis Cocker plus d’une décennie pour retrouver un semblant d’intérêt pour la musique et identifier une nouvelle direction dans l’écriture qui lui permette de donner un successeur à son Further Complications de 2009. L’album, médiocre, se situait à l’époque bien en deçà des standards de l’ancien leader de Pulp, jamais meilleur que lorsqu’il est dans l’adversité ou en position de conquérir le monde.

Le Jarvis d’aujourd’hui n’a probablement plus grand-chose à voir avec le Jarvis qui signait en 1992 avec Pulp, l’album Separations. C’est pourtant là où se situe l’accroche en termes de continuité musicale et d’ambition, comme si Jarvis avait voulu inconsciemment rembobiner le fil de son histoire et substituer à son cours officiel (l’élargissement de son audience via un contrat avec Island, le succès, la lassitude, l’épuisement) une autre perspective d’évolution. Jarv Is, son nouveau groupe au patronyme plus que curieux, a été assemblé pour permettre au chanteur d’apparaître sur scène lors d’un festival organisé en Islande par le groupe Sigur Ros. Cette date, fin 2017, a été suivie d’une mini-tournée au printemps 2018 et de quelques dates éparses. Poussé par son ami et producteur du jour, Geoff Barrow, Jarvis Cocker a décidé de tirer bénéfice des concerts pour assembler un album qui mélange ainsi des enregistrements studio et des prises live retravaillées. C’est une manière plutôt bizarre de présenter son travail. Beyond The Pale bénéficie de deux niveaux de production/travail assez différentes, selon que les morceaux ont été joués en studio ou capturés sur scène. C’est un détail mais ce concept d’album mi-mi live/studio est peut-être ce qui aura incité Cocker à revenir aux affaires : comme si cette prise sur le vif, lui permettait de signer un retour qui n’en soit pas tout à fait un et soit suffisamment original pour être assumé jusqu’au bout.

Beyond The Pale se présente ainsi comme un disque étrange et un brin branque : 7 longues plages, mal dégrossies, parfois bavardes et encore lestées par les longueurs du live, mais dans l’ensemble, joliment expérimentales et atmosphériques, électroniques et dessinant un mouvement d’une belle amplitude et d’une grande tristesse qui permet à Jarvis Cocker de renouer avec la pop weirdo de ses quasi débuts. Beyond The Pale n’est pas un grand album de mélodies mais un disque d’atmosphère qui sied parfaitement au Cocker essoré d’aujourd’hui. Le chanteur, comme il l’a fait sur les derniers Pulp, enveloppe la musique et les textes dans un concept, qui semble déterminant pour lui, autour de l’évolution, de l’extinction et (là aussi un thème récurrent chez Pulp) d’une hypothétique renaissance/révolution qui viendrait revivifier l’espèce. Cette accroche stylistique permet à Cocker d’écrire et de broder, en se positionnant en observateur ultime d’un effondrement annoncé.  Save The Whale ressemble à un morceau tardif de Leonard Cohen dans un ralenti saisissant et un downtempo quasi suicidaire pour une ouverture. Cocker y résume cette idée d’un redémarrage de la civilisation après son suicide par la technologie, la pollution, l’excès. Le mouvement se prolonge sur le premier single, Must I Evolve ?, dont on a déjà parlé et qui, sur près de 7 minutes, fait directement écho à Separations (la chanson) ou à un Countdown privé de l’énergie vitale (l’amour) qui l’animait alors. Cocker est en roue libre mais retrouve sa vigueur et son engagement de jeune homme. Pas certain que le titre soutienne toutes ses ambitions de refondation mais on marche et il se dégage de l’ensemble une force qui fait plaisir à voir. La production est dark, répétitive, étouffant les velléités psychédéliques et rock qui enflammaient les meilleurs titres de Pulp. Ici, le sang est contaminé par l’amertume qui a eu la peau du groupe, par cette forme de désespoir qui éteignait les compositions de We Love Life. Cocker mélange ainsi le début et la fin, dans un album fascinant de bizarrerie.

Am I Missing Something ? est sublime. On retrouve le narrateur sans boussole de Different Class, le gars perdu qui s’en revenait la tête entre les mains d’une rave il y a 25 ans. Le gars dont le corps et les neurones l’abandonnent depuis longtemps. La musique n’est plus là pour le soutenir. Tout part en loques jusqu’au retour de flamme des deux dernières minutes. Cocker redevient l’espace d’un instinct un type dangereux. « I dont want to dance with the devil/ But do you mind if i tap my foot ? Am I Missing Something ? » Le texte, parfait, mêle la corruption et l’envie de replonger au cœur du monde d’avant.  House Music All Night Long n’est pas aussi réussi et ne parvient pas tout à fait à être le tube hommage electro soul qu’il prétend être. Cocker s’ébroue de quelques références mais la pièce ne s’anime pas comme il faut. Sometimes I Am Pharoah est plus intéressant. Cocker reprend sa position d’observateur universel. Le titre rappelle I Spy, mais dans une version comme désamorcée et sans vie. Le sentiment est troublant : comme si Cocker ranimait une flamme éteinte. Il y a une intensité surprenante dans ce morceau, un trouble, une torsion épouvantable. Cocker triture ses mots-clé (down the river, repents, the crowds) mais n’en tire qu’une bouillie de perspective qui montre à quel point son écriture a été démontée et s’est embourbée. Le songwriter est-il rouillé ou est-ce le monde qui s’est délité si vite qu’il ne peut plus être appréhendé selon les anciennes techniques ? L’intérêt du titre en devient expérimental, comme s’il s’agissait au final de décrire une terre de labour via un mécanisme quasi automatique de description d’un réel qui devient impossible à saisir. C’est la fin du monde et le monde post-pop. Swanky Modes, le titre qui suit, est plus discipliné. On pense cette fois au Paint A Vulgar Picture de The Smiths, aux années 60 et à la peinture de ces anciennes figures disparues des écrans ou du paysage. Cocker trousse un morceau impeccable, nostalgique et cruel. C’est dans l’art du portrait qu’il excelle. Il rivalise de simplicité avec son idole Scott Walker pour suggérer le déclassement et la solitude. La musique est clouée au sol et ne décollera jamais. Plus personne n’a la force de renverser la table pour continuer à danser. Beyond The Pale se conclut en essayant tout de même, avec un Children of The Echo, quasi programmatique où Cocker avoue ne plus être certain de savoir comment s’extraire du bruit ambient. Cette idée de children of the echo renvoie aux réseaux sociaux, à la multiplication des sources et au déclassement du songwriter roi du milieu des années 80. Le résultat est maladroit et comme désespéré. Est-ce un tube ? Une tentative de ? La bonne solution n’est-elle pas, comme Cocker l’a toujours fait, de rester fidèle à soi-même en se… ratant un peu ?

C’est ce que nous donne pour horizon ce Beyond The Pale : l’idée d’une humanité qui se réinvente en essayant, d’une évolution qui y va par accidents successifs et dont le charme tient dans sa capacité à bidouiller avec ses piètres moyens. Cocker a toujours été le meilleur à cela, avec ses lunettes et ses airs de ne pas y toucher. L’espace de quelques titres, il renoue avec cette forme d’anti-maestria et de maladresse congénitale. Il gomme vingt ans de succès pour se redécouvrir faible mais superbe, nu comme un ver mais vierge de toute la lassitude et du fardeau qui l’empêchaient de s’amuser depuis 15 ans. Beyond The Pale est un album remarquable pour ceux qui ont suivi les épisodes précédents. Il sera juste curieux et « à mi-chemin » d’à peu près tout pour les autres. Ce qui n’est déjà pas mal.

Tracklist
01. Save the whale
02. Must I Evolve ?
03. Am I Missing Something ?
04. House Music All Night Long
05. Sometimes I Am Pharoah
06. Swanky Modes
07. Children of The Echo
Écouter Jarv Is... - Beyond The Pale

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