Il y a des EPS qui valent tous les albums du monde. Ce témoignage en quatre morceaux de la rencontre intervenue l’an dernier entre le beatmaker aveyronnais Cisco aka Francis Esteves, fondateur du label indépendant Dora Dorovitch, et véritable globe-trotter hip-hop à travers son réseau collaboratif « connect the machine to the map » et notre chouchou ex-Fundamental Scalper en fait indubitablement partie. Les deux voyageurs se sont croisés une première fois pour un concert à Rodez organisé par le régional de l’étape. De là, une entente est née qui est passée, quelques jours plus tard, par une résidence à Tanger, dans un ancien palais, où Cisco emmenait des gamins pour les vacances dans le cadre de son travail associatif.
Avec l’aide du label QuixoteMusic, Scalper a été embarqué dans les bagages du groupe, avec Cisco et ses enfants sauvages, rejoignant le mythique port de Tanger. Les deux hommes ont arpenté la Medina, circulé sur le port, marché sur les traces des portugais, des Omeyyades et des Beats. La musique s’en est mêlée et les deux hommes ont ramené de cette collaboration extraordinaire quatre morceaux assemblés en un Ep, les Tangiers Sessions, parmi d’autres pièces qui constituent un formidable témoignage de ce court séjour et, pour le londonien une inflexion radicale de sa production. On connaissait en effet le Scalper sombre et glaçant de The Emperor’s Clothes mais pas le Scalper solaire et à la voix gracile qui évolue sur les premiers morceaux du EP. Tangier Session est agencé en 2X2 titres, les deux derniers couvrant le jour et les deux premiers la nuit (idée intéressante, même si on n’aurait inversé les deux). Ce sont les plus lumineux qui ont le plus d’impact, Hunger Games et Sweet Temptations constituant deux des morceaux les plus aboutis du chanteur depuis qu’il s’est lancé en solo.
Hunger Games a des allures de conte arabe et de récit biblique. « These secrets secrete a sickness and it affects them all / The sadness haunts me and it won’t let go/ He said fate wasn’t with him for it stiffled his growth/ And he lost his soul// Naked in the gardens where everything grows/ His Midas touch no longer filled his bowls/ Nothing laced his plate/ And he spoke of shame and how it became/ Knowing all the same /That we’re not the same. » Scalper remonte au récit des origines pour situer le point où la honte et l’injustice se nouent. Les paroles sont splendides, hermétiques, mêlant observations sociales et prédictions, tandis que Cisco propose un motif minimaliste au clavier, encapsulé dans un écho qui confère à l’ensemble une forme de solennité dans la progression. Hunger Games réussit en moins de quatre minutes à nous emmener dans un univers lointain et politique où les démons et les dieux discutent de l’avenir de l’homme et prononcent la grande césure culturelle et raciale. Le final est à la fois terrifiant et plein d’espoir. Echapperons-nous à la malédiction ? La voix de Scalper utilise une gamme de variations inattendues qu’il prolonge de manière extraordinaire sur Sweet Temptations.
Le titre constitue une véritable révélation : Scalper et King Krule ne font qu’un, malgré la différence d’âge et les cheveux roux, les deux hommes sont les deux faces d’une même voix, divisée à la naissance. La pièce est passionnante et l’accompagnement proposé par Cisco d’une précision et d’un raffinement tout aussi épatants. Sweet Temptations évolue sur un tempo ralenti, dont la profondeur est assurée par des chants d’arrière-plan et des motifs arabisants. On pense à la façon de chanter d’un Aidan Moffat, à sa morale et à ses confessions de vieux dégueulasses. Scalper choisit le récit élégiaque pour parler de cette histoire de séparation et d’éloignement des cœurs. La chanson marche sur l’eau. Les oiseaux chantent tandis que les amants se disputent et se mettent à distance. Il y a du désespoir et une infinie dignité dans ce drame sentimental. Des cœurs brisés et des regrets. On avait rarement entendu Scalper dans ce registre presque intime et amoureux. Sa voix grave et profonde y fait des merveilles, ouvrant d’infinies possibilités.
La nuit marocaine tombe sur le EP pour les deux pièces suivantes. Be My Heaven nous ramène au Scalper qu’on connaît et à celui qui précède de 2nd Gen. La production est métallique. La nuit siffle et souffre à l’arrière-plan. Les mots claquent. La violence plane. On retrouve le jardin du premier morceau mais maintenant contaminé par les forces de la nuit, les djinns et des puissances hypnotiques. La menace est là, le sang. « Be my heaven. Blood on my lips. Crush my hell. There’s a witch » L’écriture est automatique. Les images fortes, zébrées par les youyous de la médina. Be My Heaven est aussi fascinant que terrifiant.
La nuit se referme sur le plus classique One Drop Blackens, un titre sombre hanté par les pertes de mémoire, le meurtre et les traumatismes sanglants. Le titre sent le sable, la perte de repères et encore une fois la folie qui gagne. La musique de Cisco prend le dessus sur un texte qui rappelle l’univers de Flesh & Bones et notamment les variations d’un Shadows ou d’Abacus sur le premier album. Cisco amène des instruments locaux, des voix, des chambres d’écho qui isolent le chant et opèrent comme s’ils voulaient exorciser sa noirceur et sa force infectieuse.
Œuvre mineure (par sa longueur et son mode opératoire), cette session tangéroise est un diamant noir dans l’œuvre singulière de Scalper. Elle pose une orientation nouvelle pour sa musique où le chant et la lumière prennent une toute autre place. Le disque fait office de parenthèse enchantée, en même qu’il balaie les thèmes de référence du chanteur. La révolution se fait à armes égales, sans que Scalper cède sur l’essentiel et fasse autre chose que manier les métaphores comme on manierait l’épée. Tanger est fidèle à sa réputation. La ville irradie et donne aux êtres la force de trouver leur forme véritable. Ce n’est pas un miracle, ni un mirage, juste le fruit de l’Histoire et des mélanges.