[Chanson culte #51] – Nude As The News de Cat Power (1996) : Et Dieu créa la femme d’aujourd’hui

Cat Power - Nude As The NewsC’est chaque fois la même chose lorsqu’on évoque les chanteuses d’influence : il n’y a  techniquement pas d’avant et d’après, pas de big bang ou de chanson historiquement déterminante. Il n’y a pas d’Elvis au féminin, une seule personne qui aurait fait basculer l’histoire du genre d’un coup de hanche ou de pelvis. Juste des femmes qui ont chanté/tenté leur chance, mieux ou moins bien, directement ou pas, des femmes qui ont osé se présenter sur scène et exprimer leur sensibilité et ce que c’était que de voir le monde à travers d’autres yeux. Témoigner de l’immense pari d’être femme. L’histoire de la femme dans le rock est une histoire d’expression sensible de l’altérité. Et l’altérité dans le rock lui-même alternatif se situe évidemment à des couches et des couches sous l’épiderme mainstream, dans un espace si clandestin et marginal qu’il ne rencontre que très rarement la surface et n’a jamais été suffisant jusqu’ici pour renverser la table de banquet. On met de côté les femmes guirlandes, qui sont là pour faire beau et qui ont leur utilité aussi, qui ne sont pas moins femmes, mais évoluent dans un registre peut être plus attendu, moins risqué. Encore que… Les femmes comptent ici un peu moins qu’ailleurs pour des prunes. Combien de mégastars ? Combien siègent à côté de Bono, Mick Jagger, Chris Martin et les autres au Conseil d’administration du Rock ? On a parlé, il y a peu, du Dry de PJ Harvey  en 1992-93. On y revient avec Chan Marshall et son Cat Power. Nous sommes en 1996 et la situation est la même. The Slits, Patti Smith (on y revient), les riot girrls, Dusty Springfield, PJ Harvey, Liz Phair (Exile in Guyville, 1993, on le fera aussi). La France aura son festival fanion Les Femmes s’en mêlent dès l’année suivante. En 1997. Chan Marshall en est en 2002. Ça frémit, ça frissonne. Il y a des choses qui se passent et d’autres pas encore. Il y a des sujets qui viennent et qui sortent du placard. Et puis il y a Nude As The News qui évidemment est la chanson qui change tout et rien à la fois, qui éblouit et déboule comme une évidence avec sa force et ce qu’elle raconte, son dénuement révolutionnaire et sa façon de parler de choses dont on ne parle pas.

Lorsque Chan Marshall aka Cat Power déboule en septembre 1996 avec son troisième album, What Would The Community Think,  sur le label Matador, c’est précédée d’un écho plutôt flatteur qui la présente comme la nouvelle sauvageonne, mi-banshee punk, mi-folk naturaliste du nouveau rock US. Cat Power existe depuis quelques années et a sorti, sur le papier, deux albums dont on a peu près personne n’a entendu parler. Le premier, Dear Sir, est enregistré en 1994 et sort fin 1995, tandis que le deuxième Myra Lee, enregistré à peu près au même moment que le premier, ne sortira que quelques mois avant… le troisième. Myra Lee (le nom de la mère de Chan Marshall) sort sur le label Smells Like Records, fondé peu avant par Steve Shelley, le batteur de Sonic Youth, et au nom inspiré par le tube de Nirvana. Shelley joue un rôle majeur dans l’affirmation de Chan Marshall. Il rencontre la jeune femme (20 ans alors) qui vient de quitter Atlanta (pour d’obscures et sinistres raisons personnelles) pour New York et la prend pour ainsi dire sous son aile. Marshall fait de la musique depuis quelques années et s’y remet lorsqu’elle arrive à New York. Elle donne quelques concerts dans des bars, de petites salles et se fait embaucher pour ouvrir pour… Liz Phair. Shelley et un autre protagoniste, Tim Foljahn (Two Dollar Guitar), font sa connaissance de cette manière et deviennent ses musiciens sur les deux premiers enregistrements et sur celui qui suit.

Qu’est-ce qui fait que deux musiciens chevronnés (ils sont tous les deux quadras à l’époque) s’embarquent ainsi aux côtés d’une jeune compositrice inconnue ? On peut supposer que les deux hommes identifient assez vite la force et le potentiel de Chan Marshall. Les chansons qui composent Dear Sir et Myra Lee sont remarquables. Elles sont puissantes, intelligentes et reposent sur une écriture à la fois intime et désespérée qui est d’emblée bouleversante. Sur les deux premiers albums, les deux hommes interviennent dans un registre économe pour souligner, en délicatesse souvent mais en cadence toujours, la plongée progressive de la chanteuse dans les tréfonds de son âme tourmentée. C’est ce qui frappe à l’écoute et à la réécoute des trois disques de Cat Power : la façon dont on plonge, la façon dont on descend. Chaque pièce ressemble à une expédition en eaux profondes. La batterie et la guitare font office ici d’élastique ou de gueuse, ces machines qui entraînent les apnéistes vers les grands fonds. La musique joue ce rôle là, elle leste, elle alourdit, elle fait peser.

Monstre marin 

Nulle surprise ainsi à ce que figure en bonne place sur le nouvel album, la reprise du Bathysphere de Smog, sorti moins d’un an avant. Cette chanson parle d’un gamin qui rêve d’aller explorer la mer, d’y plonger et d’y perdre la vie s’il le faut. Voilà le programme : se perdre en mer, devenir le « marin perdu », risquer la noyade pour évidemment oublier le monde de la surface. Le final est affreux.  « When I was seven/ My father said to me/ but you can’t swim/ And I’ve never dreamed of the sea again. » Le rêve est balayé d’un mot mais Chan Marshall ne s’en laisse pas conter. En reprenant la chanson de Bill Callahan, elle rouvre les portes du domaine et annonce son intention de plonger à nouveau. Il n’est question que de ça ici : In This Hole, Bathysphere et bien sûr Water And Air, le diamant noir de ce disque aquatique qui introduit le diable au bout du chemin.

Oh to be at the bottom of a river/ Below the dark water/
The devil all around/ The devil all around

A la représentation traditionnelle de l’eau comme élément féminin et réconfortant, selon la psychanalyse, Chan Marshall préfère celle de l’immersion, de la dissolution et de la suffocation.

Est-ce que Shelley et Foljahn sont aussi tombés amoureux de Chan Marshall ?  Ce n’est pas une hypothèse à négliger. L’univers de Cat Power est peuplé de figures masculines qui tiennent autant du père que du prédateur. La jeune femme est fragile et d’une beauté qui saute aux yeux. Le visage est poupin, presque rond, le regard intense et joueur, les traits fins et la coupe garçonne évoquent le souvenir d’Anna Karina. On ne peut pas y échapper en regardant le clip de Nude As The News. Chan Marshall sent la liberté, l’indépendance absolue mais aussi une forme de naïveté dont les hommes ont toujours abusé à travers les âges.  Il faut un sacré cran pour chanter ainsi et ne pas mettre de distance entre ce que l’on chante, ce que l’on interprète et ce que l’on vit. L’intensité de What Would The Communauty Think ? repose en partie sur cette abolition de la distinction entre la parole et son interprète. La voix de Chan Marshall sonne comme si elle était à peine produite, enfantine. Pour ce troisième album, l’artiste ajoute au dispositif des lignes de piano qu’elle joue elle-même, du xylophone dont se charge Shelley, qui renforce ce sentiment de fragilité.

Cat Power est une jeune fille intense… mais qui semble brisée, traumatisée. Elle ne se plaint pas néanmoins, ne pleurniche jamais, n’évoque aucune émotion de manière explicite : ni peine, ni tristesse, ni joie. Cat Power se raconte comme si de rien n’était, comme si elle était une autre. Elle tient son journal de bord. Elle l’ouvre, le lit. Il y a un sentiment de malaise qui naît du contraste entre la voix brute et l’indifférence relative du point de vue. Cette impression culmine évidemment avec Nude As The News.

Papa Chanteuse Bébé Malheur

On sait à peu près d’où vient la chanson, même si 25 ans après les débats sur ce qu’elle signifie ne sont pas clos. Ils ne le seront sans doute jamais et peu importe.  Marshall s’y présente d’abord comme une fille qui a facilement le béguin pour les beaux gars et, par la même, une forte tendance à se faire avoir. On imagine que c’est ce à quoi renvoie le texte :

I still have a flame gun
For the cute cute cute ones
And I saw your hand
With a loose grip
On a tight ship
I still have a flame gun
For the cute ones
To burn out all your tricks
And I saw your hand
With a loose grip
On a very tight ship

L’homme est fier et tendre à la fois. Il séduit par son assurance et la confiance qu’il inspire, ce mélange d’humour peut-être et de détermination.  On ne pense pas à mal, jusqu’à ce que la chanson se retourne sur le ventre tendu et plein. Au bout d’une minute, apparaît une figure quasi jupitérienne (And I know That in the cold light / There’s a very big man/ There’s a very big man/ Leading us into Temptation), mi-père, dieu ou diable (on pense au Bob de Twin Peaks) qui vient précipiter ce qui s’annonçait comme une chanson plutôt entraînante et enlevée dans un bouillonnement faulknérien. La chanteuse est enceinte et est en train d’avorter. Le ton presque badin du début se transforme en une apparition horrifique (Rosemary’s Baby) d’un foetus qui appelle à l’aide et tient, à l’agonie, à regarder son père dans les yeux. Parle-t-on d’un amas informe de cellules, nageant dans un haricot d’alu ensanglanté ? Parle-t-on d’un fantôme ? D’un presque bébé ? On sait que l’enfant, Jesse ou Jackson, est « nude as the news » et qu’à peine né et déjà mort, il ressent et éprouve. Qu’il est humain donc et en train d’être massacré sans que personne ne bronche.

Jackson, Jesse, I’ve got a son in me /
Jackson, Jesse, I’ve got the son in me /
And he’s related to you / He’s related to you/
He is waiting to meet you /
He’s related to you He’s related to you /
He is dying to meet you /
He’s related to you, he’s related to you /
He’s related to you, /
He’s nude as the news Nude as the news, nude as the news, nude as the news/
All over, all over, all over, all over, all over, all over, all over you

Difficile de considérer que Nude As The News est une chanson pro ou anti-avortement. Cat Power ne se situe pas sur le terrain de la morale, ni même sur celui du pardon ou de l’accusation. Son évocation est d’autant plus glaçante et terrible qu’elle évolue sur un plan narratif, quasi poétique, qui reste objectif et clinique. Elle souligne le lien de parenté, le rattachement à l’origine. Elle confirme le lien dans toute sa solidité biblique (l’évangélique « news ») et biologique (« he’s related to you ») avant de le pulvériser dans un mouvement d’hystérie qui évoque à la fois la fin (« all over » au sens de tout est fini) et la réalité du « noyau » ou de l’œuf qui se répand sur le sol (« all over »/ tout partout). La force de la chanson repose dans la mise en place du point de vue (qui tourne et semble naviguer du foetus à la femme à la chanteuse), triple-fixant l’auditeur/géniteur-traître-père et le confrontant à la conséquence de ses actes. En tant qu’auditeur masculin, il va de soi qu’on se retrouve embarqué malgré nous dans la position du père et donc du vrai faux amant. La position est aussi inconfortable que chargée de désir.

Sacrifice Humain

C’est à travers l’écriture et la mise en scène morbide que Cat Power retrouve sa liberté. Nude As The News agit comme un sacrifice humain. En chantant et en baptisant l’enfant, en écrivant pour lui, la jeune femme se libère du traumatisme et affirme son pouvoir de mère. Les commentateurs ont supposé que la chanson évoquait le fils caché du pasteur Jesse Jackson mais l’hypothèse est absurde car le scandale de cette naissance non souhaitée n’a été révélé publiquement qu’après l’enregistrement. Chan Marshall a avoué un peu plus tard qu’elle évoquait une situation bien réelle et de nature autobiographique. Les prénoms utilisés, Jesse et Jackson, renvoient aux enfants de la chanteuse Patti Smith, qui portent bien ces prénoms. Est-ce à dire que Marshall s’identifiait à Smith au moment des faits ou qu’elle a noué entre ses enfants jamais nés et ceux qui ont vécu auprès de Patti Smith une forme de lien gémellaire fantôme, identique à celui qui liait Elvis Presley à son frère jumeau Jesse Garon ? Cette lecture est plus intéressante. Nude As The News a ses secrets. Et il est possible que tout cela relève plutôt de l’automaticité de l’écriture, de forces obscures.

La chanson n’en reste pas moins d’une puissance extraordinaire. C’est une chanson qui arrête et paralyse,  qui crée un effet troublant d’attraction (son charme) et de répulsion (sa charge). Nude As The News est une plongée quasi unique dans l’esprit nébuleux d’une jeune femme confrontée à la décision de tuer la vie en elle. Par delà la portée politique aux Etats-Unis du thème et à ce qu’on peut en penser, l’évocation intimement personnelle de Chan Marshall brille par son réalisme et sa capacité suggestive. Nude As The News est complexe et simple à la fois, mêlant la rudesse et le dérangement d’une approche quasi punk à la portée universelle et classique du registre folk. L’effet produit est encore plus troublant et puissant que ce qu’il était chez PJ Harvey qui était porteuse d’un féminisme de combat et d’une dualité avec l’homme plus évidente.

Sur Good Clean Fun, tout semble oublié, comme si la femme reprenait sa place, soumise et victime de ses instincts et de son incapacité à y résister. Difficile de trouver moins féministe que ça.

After this there will be no one
After this there will be no one
After this there will be no one
After this there will be no more good clean fun
I forgive you for the rest
Even the whole time I was tested
Nobody does better, baby you’re the best »

C’est là que se niche la tragédie. Dans la répétition des erreurs. Dans l’incapacité de se dégager de ses propres faiblesses. What Would The Communauty Think? est un album empli de contradictions et qui vient, de manière assez majestueuse, révéler un abîme et des fragilités qui manqueront d’engloutir leur auteur dans les dix années qui suivent. Le succès n’y fera rien. C’est avec Nude As The News que Chan Marshall commence son chemin de croix. Le titre sera repris par d’autres groupes (DIIV notamment) mais sans atteindre le dixième de ce qu’il avait à dire ce jour d’automne 1999 du côté de Seattle. Chan Marshall y sonne comme Bridget St John, comme Nico et quelques princesses tristes.

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