[Soup Music #1] – Keen’V / Thérapie
[Warner]

2.7 Note de l'auteur
2.7

Keen'V - ThérapiePrésentation de la série Soup Music

Peut-on, par ignorance pure ou snobisme mal placé, refuser de considérer la musique qui se vend dans les supermarchés et fait l’ordinaire de la consommation des jeunes et des familles ? Au rayon « soup music », il y aura désormais cette nouvelle série qui proposera des critiques pédagogiques et non discriminatoires de musiques commerciales. Afin de respecter la… justice  et de ne pas brouiller le jugement, les notes devraient être contenues dans une bande allant de 0 à 4, guère plus, tant on aura affaire ici à des productions spécifiquement calibrées pour nous déplaire. Ces critiques pourront être utiles à ceux qui ont des enfants à la page pour entrer dans leur univers musical et tenter de sauver leur âme. 

Auteur en 2012 avec Elle t’a maté (Fatoumata) de la meilleure (et seule) analyse en chanson de l’affaire Strauss Kahn, Keen’V est, désormais, après un long passage dans l’orbite Universal, l’une des figures de proue les plus étranges de l’écurie Warner. Vedette improbable qui émerge à partir de la fin des années 2000, Kevin Bonnet a déjà 27-28 ans quand il se retrouve en première ligne. L’homme a surtout derrière lui cinq albums débonnaires et estampillés « underground » quand on le customise pour son allant, sa belle gueule atypique et ses airs sautillants de Frankie Vincent franchouille (il est de Rouen). Les titres sont idiots : Loco La Salsa, Jump up Soca soca te quiero ou Donne tout c’que t’as, mais définissent le personnage : Keen’v est avant tout un chanteur pour discothèques qui a formidablement réussi, le chaînon manquant entre l’Antillais queutard et Patrick Sébastien, croisé avec… R. Kelly.

La carrière de Keen’V explose en 2011 avec l’album Carpe Diem et se développe autour de deux lignes directrices : le sexe, d’une part, omniprésent, joyeux et un brin salace (A l’horizontale, son premier tube, tu vas prendre cher, contre son corps, jeux sensuels, plaisirs charnels) et une forme de sincérité sentimentale qui prendra de l’ampleur au fil de sa carrière pour tenter de faire de lui un être conscient de ses faiblesses et vaguement fragile. C’est ce registre là que vient explorer opportunément son huitième album, sorti il y a peu, Thérapie.

Le disque est assez fabuleux si on imagine qu’on a entre les mains une tentative de mélange de ragga, de soupe rnb et de psychanalyse jungerienne. Après 7 albums passés à baiser et à faire les quatre cents coups, Keen’V a le blues et tente de dépasser la dépression en s’interrogeant sur son personnage. Le résultat est stupéfiant et consternant à la fois puisqu’il révèle non seulement l’intelligence du personnage, bien cachée jusqu’ici, mais aussi l’existence d’un double-fond chez un artiste qui était resté jusqu’alors désespérément premier degré. Cela s’exprime d’emblée par l’impeccable Fuck Keen’V, splendide d’auto-dérision et de lucidité. « Si tu fais ça pour ton argent, c’est vraiment pas terrible. Fuck Keen’V. T’as déjà fait 7 albums, y’en a pas un qui m’plaît. On t’écoute que dans les campings mec. On dirait un bourgeois qui veut faire le type simple. » Keen’v laisse la parole et le terrain à ses haters, avec une certaine audace. Il revient mettre les pendules à l’heure, dès le deuxième morceau, avec un Laisse Parler, zouké et rendu inécoutable par le traitement des voix. Le texte lui-même n’est pas mauvais et constitue plutôt un atout chez Keen’V. La réplique reste un peu faible faute d’une mélodie et d’un rythme suffisamment incisif. Heureusement, Thérapie va passer la vitesse supérieure avec Manipulé, un titre engagé qui propose une critique des médias qui n’est pas moins pertinente que celle de Morrissey sur Spent The Day In Bed. Les deux hommes partagent un certain scepticisme par rapport à la qualité de l’information dont on nous abreuve et soupçonnent une prise de contrôle de la télévision et des médias par les forces de l’argent. Il y en a qui voient clair et loin ! Morrissey évolue dans un registre pop rétro tandis que Keen’V choisit d’exprimer la même chose avec une sorte de basse de discothèque cinglante, curieuse et beaucoup plus entraînante. « Si tu crois un politique en élections, t’es juste con. Manipulé. Je suis manipulé. Tu es manipulé. Nous sommes manipulés. » Stop watching the news because the news c’est la lose.

Thérapie est un disque généreux qui laisse ensuite une large place aux états d’âme. Keen’V se paie des interludes rigolards où sa grand-mère disparue depuis l’invite à passer la voir. Le chanteur a révélé ce qu’il y avait de vérité là-dedans et l’exprime de manière émouvante sur J’courais (le titre le plus émouvant du disque), Pour aller où ? ou Foutue Dépression. On peut se moquer de la qualité de son expression : « Je regrette de ne pas avoir été là. J’courais, j’courais, je remettais à demain. Trop concentré à me faire aimer de gens qui ne me connaissaient pas. Papillon de nuit, je laissais la lumière guider mes pas. Ce qui change pour moi, c’est que demain pour moi le jour se lève, alors que pour toi, il ne se lèvera pas. » mais J’courais est une vraie chanson bien exécutée et qui touche juste.

Le Keen’V intimiste est assez incroyable. Foutue Dépression est étonnant. « Sors de ma tête, foutue dépression. Allez, allez, sors de ma tête. » Ca donne envie de danser plutôt que de prendre des anxiolytiques. Chasser la dépression comme on chasse un mouche, c’est une révolution. Le cœur de l’album est de grande qualité avec des titres solides tels que Lassé où Keen’V montre qu’il a progressé au chant. On aime moins la veine antillaise comme Sans regrets, même si le featuring de Ajnin et Lorelei offre un peu de variété. Il faut attendre Que des Glaçons en 10ème position pour retrouver le Keen’V qu’on a connu, pétillant et érotique. « Elle ne suce pas que des glaçons. Elle aime jouer avec mon sucre d’orge, etc. » nous offre un excellent exemple de ce qui fait la supériorité de Keen’V sur tous les autres : c’est propre, c’est direct et d’une exceptionnelle fluidité. La dépression est dépassée et on y va désormais à fond dans la séduction et la recherche de plaisir. Juste envie est magnifique avec son refrain remarquable  « j’ai juste envie de te ken ». C’est beau, c’est neuf et ça va droit au but. Il fallait oser. Il y a une tension chez Keen’V entre le délire érotomane et l’aspiration à plus de respectabilité ou d’ancrage au réel. Elle n’aurait pas dû évoque le sexisme ordinaire et le harcèlement de rue à travers des portraits précis et bien écrits d’une secrétaire, d’une fille de seize ans et de quelques autres. Là encore, Keen’V réussit son coup sans être moralisateur. Le garçon est dans son rôle, amenant une prise de conscience sans pédanterie qui tient tout à fait la route.

L’album est assez équilibré entre les différentes facettes du bonhomme. La Thérapie s’étend sur plus d’une vingtaine de titres. Morceau acoustique (le très chiant C’est toi que j’ai choisie), ragga cheap (meilleurs ennemis), guimauve variété (le classique titre à sa Maman), chanson dédiée à son animal domestique (Boule de poils un brin ridicule « tu me manques. Ma jolie boule de poils, pour moi tu étais l’idéal. Tu me manques, tu me manques ») : tout y passe. Thérapie manque peut-être un peu de peps. On aurait aimé plus de titres uptempo comme l’excellent Pour faire Cool (« tu fais ça pour faire cool, tu fais ça pour bien, moi je m’en bats les couilles. Tu supportes l’équipe de foot de ta ville alors que tu as toujours trouvé ce sport débile… ») ou Ils veulent du ragga, mais le Keen’V self-conscient a élargi sa palette et ralenti le rythme. Moi-même vient fermer le ban avec une solide affirmation de soi, très dans l’air du temps. « J’ai décidé d’être moi. J’ai décidé d’être moi. Peu importe que les gens m’aiment ou pas. C’est sûr que je ne changerai pas. J’en ai rien à faire du système. » C’est avec ce genre de déclarations qu’on fait du mal aux jeunes. L’hypocrisie est redoutable quand on pousse ce cri depuis le cœur du marché mais on veut croire (comme les kids) à la sincérité du bonhomme et à la validité de son expression.

Thérapie est un disque beaucoup trop long pour ce qu’il a à dire mais comporte son lot de morceaux de qualité et constitue un joli réservoir de résolutions et de conseils de développement personnel pour les jeunes générations. Il est intéressant de voir comment, en suivant les circonvolutions de leur vie et avec leur consentement, le marché accepte de transformer le produit pour le maintenir en rayon plus longtemps.

On peut cracher dans la soupe mais aussi terminer son bol parce que ça fait grandir.

Tracklist
01. Fuck Keen V
02. Laisse les parler
03. Manipulé
04. Interlude
05. J’courais
06. Pour aller où ?
07. Foutue Dépression
08. Lassé
09. Sans regrets
10. Que des Glaçons
11. Juste envie…
12. Elle n’aurait pas dû
13. C’est toi que j’ai choisie
14. Quelqu’un de meilleur
15. Meilleurs ennemis
16. Maman
17. Boule de poils
18. Tout le monde ment
19. Pour faire cool
20. Ils veulent du ragga
21. Moi-même
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