On a aimé tous les Dominique A. Pas les albums mais tous les visages, les figures et les voix du chanteur. Pour des raisons générationnelles, on était là au tout début ou presque, pour la Fossette et Si je connais Harry. Autant dire que le compagnonnage nous aura fait trois décennies bien remplies, avec une bonne dizaine de concerts, des moments de grâce et d’autres d’agacement. On a eu une petite absence autour des années 2010-2015, à un moment où la voix affectée et sa scansion ne nous plaisaient plus. Cela arrive parfois. Dominique A nous a semblé pendant ces années trop abstrait pour ce qu’on avait envie d’écouter. On a loué le Dominique A qui susurre en mode lofi, presque aimé aussi le chanteur de variétés et retrouvé des couleurs avec lui dans les éclats rock. Autant dire qu’on est très mal placés pour apporter un avis éclairé et objectif sur ce quinzième album studio, Le Monde Réel.
Il faut dire la vérité aussi : on a un peu moins besoin de Dominique A avec le temps pour explorer le nouveau ou frissonner mais savoir qu’il existe et évolue à ce niveau est quelque chose qui est aussi nécessaire que de savoir que l’herbe est verte et que la chanson française peut être sporadiquement brillante et poétique. Sur son tour externe, Le Monde Réel est un album élégant, classe et engagé dans son époque. Le message est vert et inquiet, formidablement formulé et soutenu par des arrangements à dominante jazzy épais et denses qui confèrent au disque une portée et un impact immédiats. Les musiciens sont sobres, efficaces et tout entier au service d’une parole qui focalise l’attention. Le Monde Réel est un album de chanteur, un album de mots et de messages, c’est un album d’images et de sens, c’est un album qui s’écoute et qui permet de mieux regarder le monde.
A l’échelle de la variété française, porter sur le monde un regard actuel et poétique est déjà un petit exploit en soi. Dominique A le fait avec une légèreté parfois un peu démonstrative mais qui n’a pas eu d’équivalent depuis les grandes années de Gérard Manset et quelques titres d’Yves Simon. Autant dire que le résultat qui s’étire sur 10 pièces roboratives est exigeant, au sens où il requiert une écoute attentive, du sérieux et une capacité à apprécier les variations relativement ténues d’un cadre musical académique irréprochable mais que d’aucuns qualifieront de pompeux et rasoir. Le Monde Réel est marqué du point de vue sonore par la prévalence du piano sur les autres instruments (les guitares sont absentes) et celle donnée à l’ambiance et au rythme sur les mélodies. C’est toujours une gageure de proposer un disque en renonçant aux effets spéciaux que sont les refrains et les mélodies. Il s’en suit nécessairement, à un moment ou un autre, un effet tunnel, auquel le Monde Réel n’échappe pas. Sans doute peut-on lui reprocher une uniformité dans le tempo qui nuira dans la durée à l’intérêt qu’on lui porte. Mais il y a suffisamment ici de propositions différentes, de densité et de relief pour qu’on ne s’ennuie pas un seul instant.
A la beauté fluide du Dernier Appel de la Forêt, la pièce d’ouverture qui élève ce disque à un niveau d’ambition élevé en près de 7 minutes, succède le magnifique et tout en contrebasse, Avec les Autres. L’écriture de Dominique A a rarement été si précise et soyeuse. Les images sont finalement assez rares et pas toujours décisives mais tenues entre elles par un chant dépouillé d’artifices qui leur confère une puissance collective raccord avec le morceau. On pense à Bashung dans la façon avec laquelle le chanteur inverse parfois l’ordre des mots ou rejette un adjectif à la fin du vers pour retomber sur ces pieds ou sa rime, mais aussi pour produire un effet de saisissement ou décentrer légèrement le propos.
Difficile de résister à l’efficacité froide d’un Nouvelles du Monde Lointain qui dénonce… l’usage intensif des écrans. La mise en scène est intelligente (le narrateur s’exprime depuis un territoire vierge et campagnard) et la gravité de mise. On aime tout autant le rapport au temps qui s’exprime à travers le naïf Les Roches. L’image qu’utilise Dominique A est tout sauf originale (la pierre, le granite, le marbre nous survivront…), mais il s’en tire avec une aisance admirable, sans qu’on ait jamais à l’idée qu’il joue tout simplement avec des poncifs. L’écriture, l’écriture. Le Monde Réel est finalement moins savant et impressionnant qu’il en a l’air, mêlant dans une harmonie équilibrée et précise un propos délibérément profond et une énonciation plutôt fraîche et simplifiée. Désaccord des éléments est à cet égard l’un des plus beaux morceaux, accessible, gentiment hermétique et qui invite à se mettre à l’écoute des éléments qui nous encerclent.
C’est dans cette mise à disposition et à l’écoute du monde que le disque nous fait grandir et produit une forme d’élévation. Dominique A avait amorcé ce mouvement avec Eléor et Vers les Lueurs. Il récidive de manière moins abstraite, en se débarrassant de toute prétention métaphysique. C’est dans cette tentative d’une poésie prosaïque et d’un rapport terrestre aux êtres et aux choses (qu’on rapprochera cette fois d’un Jean-Louis Murat) que le disque séduit. Le Manteau Retourné de l’Enfance est un morceau admirable et la chanson-titre, Le Monde Réel, une pièce remarquable et qui trouvera naturellement sa place parmi les plus grandes chansons écrites par le chanteur. On y retrouve les ressorts habituels des meilleurs titres de Dominique A : la désorientation initiale, à laquelle succède une sorte de quête qui se conclut par la révélation d’un secret ou d’une découverte. Le mouvement est exécuté au ralenti, révélant dans sa dernière partie, le ressort narratif sur lequel l’édifice repose, à savoir ici la disparition du monde réel, dont le souvenir est juste véhiculé en tant que tel par le chant, ou plus sûrement la soustraction du poète à celui-ci. Est-ce que le Monde Réel existe encore ? Est-ce qu’il a disparu ? Est-ce qu’on peut ou doit s’en couper ? Peut-il être sauvé ?
Certaines interrogations dépassent parfois ce qu’un album pop peut contenir de sens, produisant à l’écoute et à la réécoute une forme de « supplément de sérieux » qui peut effrayer et couper l’enthousiasme de l’auditeur. L’exigence a un coût. Le Monde Réel a pourtant, et à l’opposé de cette sensation, un pouvoir immersif impressionnant et qui nous projette sur chaque morceau au coeur de la situation décrite. C’est le cas, par exemple, avec notre titre préféré, la Maison, qui est un accomplissement naturaliste exceptionnel sur son écriture et son dispositif. La beauté du morceau déjoue ici toutes les accusations en snobisme ou en surécriture. Au Bord de la Mer Sous la Pluie reproduit le prodige en dernière position, nous laissant nu et à poil devant l’émotion du regard qui s’ouvre.
Dieu a disparu sur le Monde Réel. Nous sommes seuls face aux éléments, au temps et aux sentiments qu’on éprouve. On pourra naturellement comparer le disque au Spirit of Eden de Talk Talk. Le Monde Réel est un disque qui comme lui déborde de partout, assomme parfois mais a toutes les chances de révéler d’autres secrets et d’autres merveilles au fil des années. Spirit of Eden avait et conserve cet avantage d’être musicalement un peu plus offensif et offensant qu’un Monde Réel musicalement plus sage et académique. Cela n’en reste pas moins un très beau disque à visée… patrimoniale et humaniste. Ceux qui n’aiment pas que la musique se mêle de ça passeront leur chemin.
Pour les autres, on a de la chance d’avoir Dominique A.
02. Avec les autres
03. Nouvelles du monde lointain
04. Les roches
05. Désaccord des éléments
06. Le manteau retourné de l’enfance
07. Le monde réel
08. Et tout le monde comme des toupies
09. La maison
10. Au bord de la mer sous la pluie