Sorti le même jour que l’excellent 2032 de Gontard, ce Конец, dernier album annoncé sous le nom de Tara King Th. du musicien et producteur Ray Borneo, ne s’est pas donné la partie facile. Des deux sorties du label, celle du patron devait irrémédiablement passer à la trappe ou inaperçue devant le talent et l’évident engagement de son jeune champion. C’est évidemment un scandale programmé et une posture qu’on imagine bien réfléchie de Tara King Th. d’avoir ainsi provoqué une dernière sortie monumentale, opératique et en même temps complètement invisible de ce disque merveilleux. Attitude sacrificielle et suicidaire qui ne doit pas faire oublier que derrière Tara King Th se cachent deux quasi décennies d’une aventure électro, space rock ou synth-pop des plus passionnantes au sein des musiques françaises.
La fin (le titre traduit du disque – on se facilitera la vie en ne vous infligeant pas les titres originaux tout du long) est un disque aussi ambitieux et grandiose qu’insondable. Chanté en russe par la « sorcière Macha » et accompagné par les chœurs de Zel (autre artiste du label dont on a déjà parlé), il s’agit d’un concept album qui raconte l’odyssée post-soviétique d’une jeune femme qui part à la recherche d’un sauveur (un dieu, une force populaire, un secret) pour venir à bout d’un tyran et ouvrir une nouvelle ère de liberté. On a du passer les paroles des chansons une à une au traducteur pour y piger quelque chose, si bien qu’on est moyennement sûr de ce qu’on raconte. Cet emploi du russe comme langue vernaculaire est évidemment l’un des charmes du disque et l’une des raisons pour lesquelles il n’avait aucune chance de rivaliser avec la poésie à fort impact de Gontard.
Par delà l’intelligibilité (on est fans de The Fall après tout), on tient avec ce disque un conte beau à pleurer, épique et qui sent l’aventure à plein nez. Composé de 16 pièces, l’album est porté par les synthés galactiques de Ray Borneo, ceux là même qui nous avaient emmené jadis dans les étoiles et nous avaient émerveillé sous la dictée de Dominique Paturel. Projetés dans l’univers russe, ces synthés acquièrent une dimension mythologique entre respect des traditions, rétrofuturisme et modernité absolue qui nous plonge instantanément dans un exotisme hors du temps et de l’époque. Le conte est politique mais on s’en fout. Il nous fait l’effet d’un précipité de culture russe, avec des grands espaces, des cosaques et des brunes au regard irrésistible. Les chœurs sont insensés de beauté, renforçant ce sentiment d’irréalité qui nous saisit dès l’entame.
On mentirait en disant qu’on serait capable, si on les jouait dans le désordre, de distinguer les titres un à un. Pour nous et pour notre oreille, tout ceci est évidemment du chinois, enfin du russe. On n’y comprend rien ce qui ne nous empêche pas de voyager, d’entendre et d’être propulsé à la vitesse de la lumière dans un univers slave, romantique et enflammé. La fin sent le danger à plein nez, la magie noire (le sortilège du marionnettiste), les grands sentiments (le mirage des anges) et la folie. Tara King Th. joue sur la représentation qu’on peut avoir de ce monde là, sans jamais tomber dans le pastiche des musiques nées du réalisme soviétique de la grande époque. Ce n’est pas un disque en costume mais pas non plus un disque qui renie l’exotisme et l’emprunt de formes étrangères. On pense ici au peu qu’on connaît des grands pionniers et électroniciens russes : Edison Denisov ou encore Edouard Artemiev. Écouter l’album Moods de ce dernier nous situe pas très loin de ce qu’essaie ici de faire Ray Borneo.
S’agissant du conte, on ne peut s’empêcher de rapprocher cette affaire du formidable Un Acte d’Amour de l’écrivain britannique James Meek, qui nous emmenait dans un territoire similaire désolé, mystique, infini et menaçant au cœur de la Sibérie de la fin des années 1910. On y aime, on y souffre, on y défie les éléments et les forces d’oppression. On y gagne la liberté et la route des cieux. Le mirage des anges porte formidablement bien son nom : c’est une mini-symphonie solaire et qui nous fait tutoyer les cimes. Plus on avance dans le disque et plus les thèmes de la maladie, de la mort et de la fin sont présents. Terrible deuil est déchirant et solennel comme une dernière oraison. Dernière incantation est encore plus beau.
On ne sait pas si Tara King Th. s’en tiendra au projet annoncé de raccrocher ses synthés après ce disque merveilleux mais peu importe. Le groupe a laissé derrière lui tellement de merveilleux voyages qu’on pourra les reprendre un à un depuis la chambre (A Sigh of Relief) jusqu’aux confins du monde (Fantaisies Stellaires), pendant des années et des années. Cette sortie est à l’image de l’oeuvre : inattendue, extraordinaire et sidérante.
02. Балет падающих листьев (Le Ballet de feuilles mortes)
03. Единственная надежда (Le seul espoir)
04. Переход Камчатки (La traversée du Kamtchatka)
05. аклинание кукловода (Le sortilège du marionnettiste)
06. Новое созвездие (Le nouvel Astérisme)
07. Храбрая Елена (Valeureuse Yéléna)
08. Видéние ангелов (Le mirage des anges)
09. Финальный гонг (L’ultime Tocsin)
10. Скорбный траур (Terrible deuil)
11. Таинственный Опал (La Mystérieuse Opale)
12. Одержимые Тундрой (Les Possédés de la Toundra)
13. Последний заговор (Dernière incantation)
13. Ледяная лихорадка (Etrange fièvre froide)
14. Выздоровление? (La guérison ?)