Avec un album majeur en début d’année (le Outsider Forever de Vagina Lips) et ce phénoménal Murder To A Beat de Strawberry Pills maintenant, le rock grec aura encore marqué des points en 2020, comme toujours sous l’étiquette du prestigieux label athénien Inner Ear Records. Bien campé sur ses influences 80s, ce premier album d’un duo mixte qu’on n’avait fait que croiser jusqu’ici, composé de Valisia Odell et Antonis Konstantaras, constitue une forme de chaînon manquant entre le PIL des débuts rien que ça, Sonic Youth et, disons, Boss Hog (le groupe caliente de Jon Spencer et Christina Martinez).
Avec de telles références et comme le disque entier est lui-même une sorte de crime story déclinée d’après une trame empruntée à la reine du polar Agatha Christie, aucune chance qu’on puisse savoir de quoi on parle avant d’écouter. Pour les amateurs, Murder To A Beat est probablement le meilleur album-concept de 2020 qui met en scène la résolution d’un crime intervenu juste avant un concert du groupe. A deux minutes de monter sur scène, voici qu’on retrouve les Strawberry Pills morts empoisonnés. A qui profite le crime ? Qui a pu faire ça ? C’est vaguement ce que vont s’évertuer à montrer et à rechercher les 8 plages du disque, lesquelles renvoient pêle-mêle à des dizaines d’autres références arty depuis Gustave Moreau jusqu’au photographe Guy Bourdin. Qu’on s’intéresse ou pas à ce jeu de pistes, à aucun moment la musique du duo ne se laisse écraser par son socle théorique.
La musique de Strawberry Pills est gentiment cold wave, soutenue par une structure électronique qui fait penser à A Certain Ratio (dont le dernier album est par ailleurs excellent) ou, plus près de nous, aux Français de TOOOD (en plus puissant). Le chant en clé de voûte n’est pas si fluet et largement accentué de grec, place la mystérieuse et vénéneuse Valisia au centre du jeu. Le disque démarre en fanfare avec un stupéfiant The Voyeur. On pense aux Dresden Dolls, à Bauhaus et à une sorte d’écurie batcave souterraine. Les mélodies sont solides et le son d’une belle lisibilité. Le chant de Odell est vraiment ce qui fait la différence ici. Le timbre est d’une richesse exceptionnelle. Les modulations sont épatantes. Le genre varie selon que la chanteuse emprunte son travail de vocalises à John Lydon ou à Siouxsie Sioux. L’engagement du groupe est total et ne dédaigne pas quelques montées progressives qui rendent à la perfection sur Private Nightmare ou l’hypnotique Verbal Suicide, l’un de nos morceaux préférés ici. Les textes sont clairement gothiques et ajoutent au trouble qui nous gagne peu à peu.
you cannot say that I have never tried /
you cannot say that I don’t feel alive/ if I don’t feel alive /
then why do I want to die /
so here I am committing verbal suicide /
with you you cannot say /
I haven’t given my all/ you cannot say that I have lost my soul /
if I have lost my soul then why do I feel forlorn /
so here I am committing verbal suicide with you
On n’est clairement pas là pour s’amuser. Les morceaux sont électrisés par une pulsation dansante et une énergie qui réussissent à donner une seconde vie à cette cold wave un rien morbide. Le travail basse/guitare est réellement impressionnant sur Enter the Void et se prolonge, avec plus de délicatesse, sur un Dreams très Cabaret Voltaire. Clairement anachronique, la musique de Strawberry Pills n’en est pas moins stupéfiante et surprenante. Le « murder/ murder/ forgive me/ I loved her » entonné sur Dreams est probablement ce qu’on a attendu de meilleur au chant cette année. C’est à la fois efficace, envoûtant, terrifiant et profond. Sans vouloir en rajouter, redescendre avec le plus baroque Porcelain Face est un vrai tour de force. L’album a la bonne idée de ne pas s’étirer en longueur ce qui aurait pu rendre la formule un peu répétitive et freiner l’élan d’ensemble. On échappe de peu à ce sentiment avec un Icarus qui n’évite pas la redite avant que Set To Rise Again, ne réveille le morts. Avec un motif à la Kraftwerk joué au synthé, le groupe compose une balade dansante et macabre aux allures de gigue médiévale. Le morceau de seulement 2 minutes et 35 secondes boucle la boucle superbement et aurait mérité amplement une version extended. Quel élan ! Quel final !
La musique de Strawberry Pills est une des choses les plus curieuses et intéressantes qu’on a écoutées cette année. Elle a du charme et du chien, elle intrigue et elle fout un peu la frousse. Ce n’est pas qu’on manquait de raisons d’angoisser mais celle-ci est probablement la plus séduisante de tous. Brrrr.