Il aura suffi que l’extraordinaire album Generation Y bénéficie d’une plus large diffusion que ses précédents travaux pour que le Grec Jimmy Polioudis prenne immédiatement une place de choix dans l’univers coloré de la new wave européenne et rejoigne les rangs de nos compositeurs préférés.
Passé à deux doigts en 2018 de rafler le titre de meilleur album de l’année chez nous, Vagina Lips se remettait aussitôt en chantier pour livrer une série de reprises aussi épatantes les unes que les autres de The Smiths, Fleetwood Mac, Simple Minds et Joy Division. Insatiable, Polioudis en profitait pour signer un album (chanté en grec) pour son side project Mazoha dont on reparlera et pour mettre la dernière main à cet Outsider Forever, parfait jusque dans ses moindres défauts.
Car disons-le franco, Outsider Forever est une bombe, un album qu’on hisserait quasi instantanément parmi nos coups de cœur de l’année s’il ne sortait… le 20 janvier, période qui appelle généralement à la modération et à la prudence. Le disque est ramassé (9 titres), compact et s’inscrit dans une forme de continuité musicale avec le précédent. Polioudis explore des territoires musicaux similaires. Le dispositif reste simple : une voix qui baigne dans un écho discret comme si elle flottait en apesanteur et au-dessus de la mêlée, in et out, un jeu de guitare gracile et entêtant et une succession de lignes de basse qui feraient pâlir d’envie l’ami Peter Hook. Car c’est d’emblée là que Vagina Lips marque les esprits et fait la différence : son sens mélodique est imparable et ses introductions sont redoutables.
Age adulte
Impossible de ne pas s’en rendre compte, les 40 premières secondes de quasiment tous les morceaux de ce disque sont à tomber, irrésistibles, d’une évidence miraculeuse dans la répétition et la simplicité de leurs attributs. Outsider Forever est un album de rythmiques, un album d’atmosphère, un album qui fera rugir de plaisir n’importe quel fan de New Order, tant chaque chanson s’impose, dès la première écoute, comme un prodige d’équilibre et de délicatesse. Cela commence par l’enivrant Dark Circle Under Blue Eyes et sa tristesse évanescente. Generation Y était l’album de l’adolescence finissante, de l’innocence abusée. Outsider Forever est celui de l’adulte qui s’essouffle et se heurte aux désillusions de la vie et du monde qui l’entoure. La mélancolie est toujours centrale mais la détresse exprimée avec plus de force et le désespoir profond. Vagina Lips ne joue plus au gothique de cour de récré mais traîne sa misère dans les brumes ensoleillées de Thessalonique. La musique n’accompagne plus la douleur mais semble la soigner en invitant l’auditeur au voyage et à la fugue.
L’outsider du titre n’est que rarement dans l’opposition et la résistance. C’est plus sûrement un paria, une cloche et un loser, un type qui a pris la fuite et vit comme Diogène en marge de la société des vivants, du système et de toute vie sociale. Les titres sont moins enjoués, le genre tourné vers une dream pop soyeuse et fuyante qui cherche à justifier son existence. La musique agit comme une drogue ou comme une brume pour parer l’hostilité du banal et brouiller les signaux envoyés par l’âge des responsabilités. I Dont Want This Day To End est le plus beau morceau d’amour qu’on a entendu depuis Just Like Heaven. La scénographie est étrangement similaire : le haut des falaises, un couple réel ou imaginaire qui s’embrasse et oublie le monde. Une promesse, un mirage. C’est du pareil au même et tout aussi beau. « Sitting here by the sea/ i’m in Heaven/ you lie next to me/ i’m in Heaven.«
Let It Kill est plus rustique, crasseux et offensif. C’est peut-être le morceau le plus faible des neuf et le moins séduisant mais il est aussi le plus représentatif de la colère qui gronde. Vagina Lips, même s’il est ici plus pop et plus attentif à l’efficacité de ses refrains encore que sur l’album précédent, n’est jamais inoffensif. Son retrait du monde est hostile et définitif. L’homme est crâneur et frondeur à la fois. Sur Outsider Forever, le morceau-titre, le manifeste est explicite : » stronger than ever now having more enemies than friends is who i am/ just a step away from being tamed / barefoot in a field of love/ chasing my dreams away/ i’m an outsider forever/ and a day it’s who i am and i can’t change,/ don’t want to change/ and i want Nothing/ i want Nothing from you/ give me Nothing/ give me Nothing. » On pense à une version solitaire du Hand in Glove de The Smiths, à la même inconscience dissidente, à la même énergie marginale.
Diogène Pop
Par delà les textes, Outsider Forever en impose par ses qualités mélodiques et tubesques. On a déjà parlé de l’époustouflant single Typical Standards qui renvoie au meilleur et au pire des années 80 par sa similitude troublante avec l’Africa de Toto mais le génie de Polioudis ne s’arrête pas là. Scared of Life, Afraid of Death et le sépulcral Today I’m Brave réussissent le prodige de marier la majesté glacée de Joy Division et l’allégresse apparente de New Order, la sécheresse romantique de Depeche Mode et la variété de Talk Talk. La folie et l’isolement font payer un lourd tribut au chanteur byronien qui s’effondre dans la pauvreté et la peine. « all this mess inside my head, chante-t-il, i don’t want it to end/it helps me knowing my place in the world/…/scared of life, afraid of death/ i’m broken but i’m real.«
La poésie est en place, la sensibilité exprimée dans un mélange de franchise et d’ultrasensibilité. L’homme se donne du courage puis, sur le motif orientalisant de Watered By Our Own Tears, se noie dans une dépression chaleureuse et quasi orgasmique. Le final est éblouissant, lumineux, presque sacré dans la manière dont il met en scène le chœur des femmes. Les motifs se répondent de titre à titre, créant, au sein de l’album lui-même, un schéma de résonances et d’échos qui agit dans la grande tradition du chœur grec pour donner une signification mythologique à des évocations très terre à terre. Dans l’univers sensible de Vagina Lips, on mange de la glace quand on est triste et on se cache sous la couette quand on se sent laid.
Outsider Forever est un album majeur parce qu’il conjugue des qualités mélodiques extraordinaires et l’expression d’une ligne claire pop (triste et allègre « en même temps ») qui est l’apanage des plus grands. Il ne faut pas s’y tromper et se laisser abuser par les sonorités vintage ou old school. Ce qu’on entend là n’est pas tant un son du passé qu’un son universel. Autant dire que le disque va s’écouter longtemps et va faire vibrer les cœurs.