Pour une raison qu’on n’a pas fini d’identifier (l’explosion des « musiques populaires », la démocratisation des canaux de diffusion, l’apparition du clip, la joie de vivre,…) les années 80 nous fournissent un réservoir de chansons cultes à la fois évident et inépuisable. Il nous faudrait des décennies pour raviver TOUS nos souvenirs et parvenir (peut-être) à recréer l’atmosphère de l’époque, mélange de légèreté extrême, d’épicurisme triste et de gravité sublimée; des décennies pour recouvrer notre jeunesse et notre fougue d’alors. Entre les délires synth pop des uns et la furie new wave, l’Europop et la disco italienne se créent un chemin coloré et malicieux, délicieux mélange de gravité, de sérieux, de grand n’importe quoi et d’hédonisme dansant qui marque, avec la vague Madchester qui viendra plus tard, l’un des rares moments d’hybridation musicale réussis des musiques contemporaines. On ne reviendra pas sur les caractéristiques d’un mouvement qu’on a déjà évoqué à l’occasion d’un développement sur Comanchero, Comanchero, oh, précurseur new wave, pour s’intéresser cette fois, et la même année (1984), à l’immense Tarzan Boy de Baltimora, autre pépite transgenre aux qualités insoupçonnées, et à ce qu’elle révèle des transitions en cours.
DISCO
Baltimora est une comète : deux ans d’existence et quelques singles déposés à la vitesse de l’éclair, un ou deux albums (qui se déclinent selon les continents) et puis s’en va. Le projet, typique de ces années là, est porté par l’ancien chanteur producteur d’un groupe dont plus grand monde ne se souvient, Carrara, et auquel on devait entre autres ce petit monument qu’est Shine On Dance. Maurizio Bassi, c’est son nom, attend son heure. Shine On Dance est un désastre mais un désastre à succès, derrière lequel avec un peu d’imagination on peut entendre des bribes de Cock Robin et de New Order, le tout trituré en studio pour leur donner un caractère populaire et immédiatement accessible. Sur scène, un abruti dont la fonction n’est pas bien identifiée (est-ce un chanteur, un musicien, un danseur), préfigurateur de Bez et de James Maker, occupe l’espace et donne un visage (alors, muet) aux réjouissances. Le violon qu’il tient entre ses mains, et comme emprunté à Richard Clayderman et André Rieu, miracle, continue de jouer quand l’archet s’en détache, parachevant l’idée d’un spectacle quasi magique où la danse se met en scène sans s’embarrasser de réalisme.
La disco italienne de cette époque (pendant 2 ou 3 ans, un règne court mais brillant) fonctionne autour de producteurs têtes chercheuses, venus souvent du jazz ou de la musique classique, de la variété plus rarement, multipliant les formules et les combinaisons pour décrocher le graal du moment : un tube assorti d’un passage télé. C’est l’état d’esprit de Maurizio Bassi, qu’on retrouvera ensuite auprès d’Eros Ramazotti et de quelques autres, quand il aborde le projet Baltimora. L’histoire veut que la rencontre se soit nouée en Italie, du côté de Milan. Bassi, qui joue d’à peu près tous les instruments, s’associe dans un premier temps à une jeune chanteuse américaine d’origine italienne, Naimy Hackett, qui lui propose quelques textes dont le futur Tarzan Boy. On ne sait plus trop quel rôle joue la jeune femme après ça. Maurizio Bassi compose, écrit, joue et produit. Il travaille seul en studio et élargit son casting lorsqu’il fait la connaissance d’un jeune immigré irlandais, Jimmy McShane, qui travaille à ce moment là pour la Croix Rouge Italienne. McShane est dans l’ambulance et s’occupe d’actes techniques. Il vit à 200 à l’heure et se retrouve le soir en clubs où il danse jusqu’à l’aube. Le jeune homme est tombé amoureux de l’Italie qu’il a découvert en tant que danseur lors d’une tournée réalisée au sein du groupe de la chanteuse (elle aussi oubliée) Dee D. Jackson. McShane apprend l’Italien et fait sa vie à Milan. C’est là que Bassi le cueille et lui propose d’occuper le devant de la scène sur son nouveau projet.
Tarzan Boy naît peu après : Bassi voit en McShane une excellente occasion de rester dans l’ombre, lui qui, pourtant, avec son visage à la Richard Gere fatigué (il a 26-27 ans à l’époque), aurait pu faire un frontman acceptable. Tarzan Boy sort chez EMI et cartonne d’emblée. Comparé à d’autres morceaux de l’époque, le titre est parfaitement charpenté, une vraie bonne chanson vaguement lascive et down-tempo. Tarzan Boy est plus new wave que réellement disco pop, imparfaite machine à danser qui s’approche plus des travaux de Talk Talk que de ceux débridés de Duran Duran. La production de Bassi est intelligente et s’appuie, par delà la structure synthétique un peu toc, sur des zébrures de guitares qui renforcent la consistance du morceau et dynamise ses harmonies. L’autre atout maître du single est bien évidemment l’usage (bien connu et toujours aussi irrésistible) des vocalises qui, associées à la thématique de l’homme-singe, font ici merveille. Le « oh oh oh oh oh » permet à l’auditeur de s’identifier au thème de la chanson et de chantonner le morceau dans sa douche ou son automobile. Tarzan Boy s’écoute encore aujourd’hui avec un certain plaisir enfantin : on peut le chanter, le danser mais aussi s’intéresser de près à sa qualité mélodique et à sa structure complexe. Les ponts sont bien négociés, les changements astucieux et les 3 minutes et quarante secondes plutôt bien occupées. Le clip qui accompagne la sortie du disque se situe lui un peu en deçà des meilleures productions de l’époque, trop statique, avec des couleurs moches et surtout sans grande imagination. Si Tarzan Boy fait des ravages, c’est bien plus parce que c’est une bonne chanson que parce que son esthétique attire.
HOMO
Même si son rôle (on le verra plus loin) est assez controversé, le succès immédiat de Tarzan Boy doit également beaucoup à la figure de Jimmy McShane. Le choix de l’Irlandais par Bassi s’avère un coup de maître qui confère au titre une grâce et une élégance extraordinaires. L’histoire du jeune homme, né en 1957 et disparu en 1995 à l’âge de 37 ans, donne un supplément d’âme à celle de Baltimora. Natif de Derry, McShane quitte l’Irlande pour partir étudier à Londres au milieu des années 70. Sa famille le rejette en raison de son homosexualité, reconnue et identifiée assez jeune. McShane galère un peu et se libère à travers l’art et la danse. Sa blondeur/rousseur, sa taille et ses talents de danseur en font un atout non négligeable pour porter la parole de Bassi. McShane a le physique de l’emploi et n’a rien à envier aux playboys dansants de Duran Duran. Ses playbacks de l’époque sont irrésistibles et fédérateurs. Il faut le voir sur les dizaines de plateaux télé, habillé avec le plus grand soin, souvent fardé et maquillé de khôl, entre l’aristocrate italien à la Casanova, l’Irlandais décalé et le pirate de haute mer. McShane se déplace avec style et se dandine avec un naturel qui hypnotise les hommes comme les femmes. A cette époque là, 1984-1985, son androgynie est perçue comme le sommet de la sophistication. En civil, les photos du chanteur irlandais suggèrent (il porte des lunettes) une profondeur et une intelligence au delà de la moyenne. En mode casual pour Noël (ci-dessous), McShane est tout simplement parfait. Le danseur est capable de se glisser dans plusieurs registres vestimentaires passant du pirate new wave au countryman preppy avec aisance. Avec lui, Baltimora dépasse allègrement le simple cadre de la disco italienne pour investir le champ plus large de la pop internationale.
Côté texte, Tarzan Boy veut tout et rien dire à la fois. Alors que le texte a été écrit par Naimy Hackett, on peut le lire comme une autobiographie de McShane et le récit de la vie d’un gigolo ou d’un homo vivant ses relations multiples dans l’abri des nuits fauves.
Jungle life
I’m far away from nowhere
On my own like Tarzan boy
Hide and seek
I play along while rushing ‘cross the forest
Monkey business on a sunny afternoon
Jungle life
I’m living in the open
Native beat that carries on
Burning bright
A fire blows the signal to the sky
I sit and wonder, does the message get to you?
Oh, oh, oh, oh, oh, oh, oh, oh, oh, oh, oh
Oh, oh, oh, oh, oh, oh, oh, oh, oh, oh, oh
Oh, oh, oh, oh, oh, oh, oh, oh, oh, oh, oh
Oh, oh, oh, oh, oh, oh, oh, oh, oh, oh, oh
Night to night
Gimme the other, gimme the other
Chance tonight
Gimme the other, gimme the other
Night to night…
Pas certain que le contenu homoérotique ait motivé les acheteurs et les familles mais on peut entendre dans le chant de McShane un aveu de sincérité sur son coming out précoce (living in the open) et sa vie de maraude homosexuelle. Tarzan Boy n’a pas la portée d’un SmallTown Boy mais parle aux jeunes gens de l’époque qui y voient et lisent ce qu’ils veulent. La ressemblance physique entre le chanteur de Baltimora et… Morrissey est parfois troublante sur certains clichés. En privé, McShane vit ses plus belles années. Le succès de Tarzan Boy lui donne des ailes et il prend confiance jusqu’à se prendre réellement pour un chanteur et avoir des envies de composition. Tarzan Boy rencontre, ce qui est extrêmement rare pour la disco italienne, un grand succès aux Etats-Unis. Baltimora enchaîne les télés et McShane en coulisses baise comme un forcené. Bassi est presque effrayé par le succès fulgurant du groupe et tient le bateau à flots pendant deux années qui semblent pour lui une éternité. Le producteur se rend compte qu’il n’était pas fait pour une telle vie et envisage rapidement de passer à autre chose. Si aucun morceau composé par le groupe n’égale Tarzan Boy, le groupe s’offre tout de même quelques belles pièces avec un Woody Boogie surréaliste et opportuniste. Difficile d’y voir autre chose qu’une resucée maladroite de leur succès initial, mais cela fonctionne en profitant de la vague. Woody Boogie n’est pas la meilleure chanson du canon Baltimora. L’album Living in the Background s’écoute encore avec une certaine curiosité. Juke Box Boy est lui aussi excellent. Chinese Restaurant est très bon et Living in The Background une très belle chanson. On sent qu’il y a un peu mieux et un peu plus dans l’associatiokn Bassi/ McShane que dans la plupart des groupes de la mouvance.
GOGOS
Après deux années, le projet Baltimora n’en a pourtant plus pour longtemps. C’est le rythme de l’époque. La vie des producteurs qui implique de passer à autre chose, tout simplement parce que la formule n’a plus rien à donner et parce qu’elle fonctionne commercialement un peu moins. McShane résiste et livre en guise de fin alternative, un titre, Survival In Love, qui fait figure de chant du cygne pour le duo/trio et constitue probablement la plus belle chanson jamais écrite par les deux hommes. Avec la sortie en 1987 de l’album qui porte le nom de ce chef d’oeuvre, Bassi en termine avec Baltimora. C’est un crève coeur pour McShane qui ne s’en remet pas. Survivor in Love dessinait pourtant un nouveau territoire à explorer, celui d’une pop mélancolique et de qualité. Est-ce que le public aurait suivi ? C’est quelque chose qui n’est pas impossible si on considère que McShane avait réussi à agréger autour de son personnage une communauté de fans fidèles imposante.
On apprend peu après (ce qui bruissait en coulisses) que McShane aurait pu être un chanteur bidon, un gogo embauché juste pour ses pas de danse et sa bonne bouille. Trente cinq ans après, l’énigme Tarzan Boy n’est pas résolue mais Bassi a reconnu à demi-mot que c’était lui qui chantait sur le morceau-phare de Baltimora, que McShane avait juste assuré les choeurs, peut-être le « ohohoh » caractéristique et rien d’autre. Il en serait de même pour quelques uns des titres du groupe mais pas tous… En refusant d’en dire plus, Bassi ménage le chanteur et permet à Baltimora de ne pas rejoindre officiellement la liste des groupes-écran qui pullulent à l’époque. A l’écoute des chansons de Baltimora et à revoir les prestations de McShane, il est presque impossible de considérer qu’il n’était pas partie prenante à leur interprétation. Avec lui, c’est la danse qui inspire le chant et le prolonge. Baltimora n’a rien à voir avec Milli Vanilli ou avec les playbacks vigoureux de Boney M. Tout n’est pas affaire de plastique (comme avec Ca Plane pour Moi) mais bien d’incarnation et de capacité à faire vivre par sa présence et sa personne des mots qu’on n’a pas écrits et peut-être pas prononcés non plus. Après l’album de 1987, Baltimora est viré par son label en raison de ventes décevantes et on ne revoit plus personne. Bassi continue de produire. Ses enfants feront de la musique à leur tour. Mais on ne lui doit plus rien de significatif.
En 1994, McShane qu’on a pas revu depuis reviendra en Irlande pour quelques mois avant de mourir du SIDA. Il a gardé jusqu’à aujourd’hui quelques fans en Europe et ailleurs qui continuent d’échanger autour de sa figure émaciée et de ses qualités sur les réseaux sociaux. On ne saura jamais vraiment si McShane, ce que pensent ses fans, méritait mieux que cette célébrité expresse et que ce parcours ramassé sur quelques mois. Quelques inspirations de Baltimora laissent quelques regrets.
La carrière de Baltimora et du duo Bassi/McShane reste malgré tout une belle histoire, flamboyante et attachante à l’image d’un genre et d’une époque qui continuent de diviser. Cette musique était-elle belle ou mauvaise ? Ces gens étaient-ils vraiment talentueux ou de bons commerçants ? Y avait-il tromperie sur la marchandise ? On pense que l’émotion ne ment jamais. Tarzan Boy se balance toujours de liane en liane. Il fait rire et pleurer. Cette époque est belle d’être morte. Elle resplendit car elle ne reviendra jamais.
Take another song like yesterday
Thinking of the way we used to play
I don’t think I’d face it through without you
Tears around a world we leave behind
Something really strange inside your mind
What are we supposed to do, surrender?
Survivor in love again
Make another change, a holiday
Maybe my last chance to hear you say
Let us find a love of ours together
Reflection of our love is in the sky
I can see a teardrop in your eye
Let me feel you close, I can’t surrender
Survivor in love again
Survivor in love again