The National / Laugh Track
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5.9 Note de l'auteur
5.9

The National - Laugh TrackA lire les premières critiques évoquant la sortie de cet album surprise, on s’attendait à retrouver sur Laugh Track le groupe The National de la période Boxer ou Alligator. Certains évoquaient la « brutalité » du nouveau disque, son retour à des sons organiques et à un environnement rock délaissé par les New Yorkais depuis une petite quinzaine d’années et le virage amorcé à demi avec l’album High Violet. On ne peut décidément pas croire ce qu’on lit dans les journaux et sur les webzines: Laugh Track est un jumeau à peine plus agité que First Two Pages of Frankenstein. Il relève assez exactement de la même matrice sonique (oui, la batterie est organique et encore ?) et de la même veine d’inspiration en ce qui concerne le chant et les textes de Matt Berninger… pour le meilleur et pour le pire.

L’entame, Alphabet City, a beau se traîner sur un tempo lent et lent comme lent, le texte est magnifique et le romantisme de Berninger à fleur de peau :

I’ll still be here when you come back from spaceI will listen for you at the doorSometimes I barely recognize this placeWhen you’re with me, I don’t miss the world

Il faut être sacrément insensible pour ne pas se laisser faire par cette poésie sentimentale. Les images sont splendides et l’interprétation impeccable, même si lancée depuis la zone de confort du groupe. Deep End (Paul’s in Pieces) est un poil plus enlevée. Berninger met en évidence en quelques vers minimalistes les contradictions d’un protagoniste qui ne cesse de penser à la femme qu’il aime mais est incapable de lui prêter la moindre attention quand elle est devant lui et essaie de lui parler. Le résultat est une chanson un peu trop longue mais d’une intelligence et d’une classe remarquables. Ce début de LP résume assez bien l’impression que donnera Laugh Track tout du long : un disque à l’écriture et à l’intention magnifiques et d’une grande intelligence, mais tout de même un peu rasoir et répétitif pour un disque de rock.

Weird Goodbyes ne serait pas aussi chiant si The National n’avait pas composé déjà une bonne dizaine de chansons quasi identiques sur le même thème. Turn Off The House et Dreaming offrent le même constat : c’est bien fichu mais pas excitant pour deux sous, comme si le groupe s’était payé un générateur de chansons artificiel (une IA top qualité) capable de lui faire dérouler des titres de ce (haut) calibre en série. Paradoxalement, alors que l’engagement personnel de Matt Berninger est fort (il chante avec des mots emplis de son expérience, de sa peine, de son désarroi, d’une analyse précise et passionnante de ses sentiments), la sensation ressentie par l’auditeur est celle d’une dépersonnalisation globale du travail réalisé comme si, à force de répétition, on restait à l’extérieur de ce que cette musique exprime et raconte. Difficile de s’intéresser à Laugh Track qui est pourtant une très belle balade et on s’en veut de ne pas pleurer comme une madeleine à l’écoute d’un Space Invader qui est d’une précision dans l’écriture et l’expression des sentiments remarquables.

Le problème, que les chansons soient juste standard ou excellentes, est qu’on a l’impression au fil des disques que The National pourrait produire ce genre d’albums une, deux, trois ou quatre fois par an, voire nous inonder à raison d’un album par semaine pendant dix ans et qu’ils parviendraient à refaire EXACTEMENT la même chose, sans nous amener la moindre émotion en plus ou en moins. Version guitare country avec Hornets, version électro mélodique avec Coat On A Hook, version pop rock sur Tour Manager, version mainstream FM adult rock sur Crumble et « on rue dans les brancards » sur le beau final Smoke Detector (7 minutes et quelques), The National évolue dans un univers répétitif, morne (mais luxueux et inspiré) et semble avoir totalement perdu le sens du crescendo et de la montée émotionnelle qui caractérisait ses premiers albums. L’absence de progression est érigée en art et déjoue ainsi tout ce qu’on pouvait attendre d’un travail sur le rock populaire. C’est une galerie des glaces devenue, malgré elle, inexpressive et sans vie, tout en restant objectivement aimable et estimable.

On se demande parfois, lorsqu’on mène une existence normale, comment certaines personnes se lassent d’être en couple avec un mannequin, homme ou femme, à la beauté physique et morale parfaite. Pourquoi elles ont envie d’autre chose et comment elles peuvent se lasser d’une telle fréquentation qui concentre autant de beauté et de perspectives. C’est exactement ce qui se passe avec The National : on a constamment envie, à l’écoute, d’aller voir ailleurs, d’aller danser avec des gens plus marrants, plus cons, plus crados, d’avoir tort avec d’autres groupes mineurs. C’est un drame mais on voit bien que comme en amour, c’est la vie, la vraie, et que The National a un pied et demi en dehors depuis un bail.

On peut écouter Laugh Track bien sûr, on peut l’aimer en essayant de se mettre à son niveau, de faire résonner ses textes au plus profond de nous et de réfléchir sur notre vie à partir de lui, mais on peut aussi préférer des plaisirs plus immédiats et rudimentaires.

Tracklist
01. Alphabet City
02. Deep End (Paul’s In Pieces)
03. Weird Goodbyes (feat. Bon Iver)
04. Turn Off The House
05. Dreaming
06. Laugh Track (feat. Phoebe Bridgers)
07. Space Invader
08. Hornets
09. Coat on A Hook
10. Tour Manager
11. Crumble (feat. Rosanne Cash)
12. Smoke Detector
Ecouter The National - Laugh Track

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