L’Histoire dira si ce EP étendu de Two Shell aura ou pas son importance, s’il augurait à sa sortie d’une évolution déterminante ou non des musiques électroniques. Sa simple écoute, passionnée, laisse entrevoir une promesse de dépassement du genre et de renouvellement par une liberté accrue qui suffit à en faire l’objet d’une curiosité émerveillée.
Depuis son arrivée en 2019, le duo britannique Two Shell passait pour une variation électro proche de Leftfield (pour l’influence club) et de Four Tet, pour la recherche ambient et la capacité à donner envie de danser au plus grand. Le duo a toujours eu en lui un potentiel de mélange que sa mixtape de 2020 restituait, le grand projet œcuménique de rassembler une sorte d’hyperpop 3.0 et, disons, le meilleur et le plus pointu des musiques électroniques. C’est en partie ce qui se trame ici sur un disque compact (5 titres) mais peut-être bien décisif : la sensation d’assister à quelque chose qui est à la fois extrêmement exigeant mais en même temps très ouvert sur une nouvelle « audience », pénétré d’influences world, pop et au-delà. C’est bien cette « au-delà » de l’électronique que vise Two Shells ici en utilisant les attributs caractéristiques des expériences les plus avancées du clubbing. Les rythmes sont évidemment manipulés avec soin, restituant parfois une forme de tension inséparable de la danse, mais le plus souvent comme en balade, en déambulation dans un univers synthétique et suspendu. Two Shell restitue ainsi à la perfection ces moments où le DJ, reproduit par l’usage massif de voix et de chants déformés, suspend son action et laisse les danseurs léviter dans le vide intersidéral du club et l’espace mental de leur conscience. C’est frappant sur le génial Dust, reproduction grandeur miniature d’une expérience Baléare quasiment rétro par sa modernité. Pods est encore plus subtil. L’entame drum est comme détournée de son objectif par une succession de ralentisseurs montés en série comme des programmes parasites. La connexion est difficile, hésitante, libérant un espace de fragilité que le corps du danseur investit ensuite dans une forme de transe à travers la faille libérée par les artistes. Il y a dans ces montages la suggestion d’une clandestinité et d’un danger à venir qui rendent l’expérience excitante et subversive comme aux belles heures des premiers clubs.
On pense parfois à Daft Punk pour cette capacité à alléger le propos quand les beats deviennent trop lourds. Mais Two Shell ne cesse jamais d’exprimer une vraie radicalité dans l’expression de la dance qui impressionne et situe l’ensemble (malgré ses caractères joueurs, l’usage des voix, les ruptures de ton) à un haut niveau d’exigence. Memory fait penser aux meilleures séquences d’Orbital, sans la brutalité et la rudesse des frères Hartnoll, comme s’il s’agissait de laisser s’installer un dialogue ésotérique avec les machines. Memory sonne comme la captation d’un dialogue imaginaire entre une zone enfouie de notre cerveau et une conscience machinique venue du futur. La sensation est bizarre. On ressent l’invasion par la technologie en même temps qu’on fusionne avec elle. Mainframe vient boucler ce voyage galactique d’une façon tout aussi étrange : à la vulgarité rythmique du début succède un tunnel ambient où les sons s’entrechoquent et résonnent pour produire une impression d’apesanteur malaisante.
Ce EP de Two Shell appartient bien à son époque, celle du mélange des genres et de la musique fusion, mais il ouvre peut-être un espace de réconciliation absolue des chapelles électroniques, voire des genres en soi, qui préfigure une sorte de nouvel âge du divertissement où snobs et ploucs, musiques avancées et attardées feraient la fête ensemble. On n’a jamais cru à ce mythe là, au delà de quelques expériences de la scène rave : possible qu’on y soit enfin.