C’est à se demander où on était fourrés depuis décembre. Si un groupe anglais avait fourni la moitié de l’effort et des chansons livrées par les Parisiens de Von Limb sur ce Magnolia Boulevard présenté comme un EP de 9 titres (cherchez l’erreur !), on aurait crié au génie et à la révolution de palais. Venu de la capitale, on ne pose pas les yeux et les oreilles dessus, au risque de commettre la pire injustice de l’année. Pauvre de nous…
Jeune groupe formé en 2017, Von Limb semble tombé de la dernière faille spatio-temporelle qui reliait l’Angleterre à la France et les années 80 aux années 2020. La faille est en passe d’être refermée dans le cadre des échanges sur le Brexit mais on s’en fout un peu maintenant que le meilleur est passé par la trappe. Von Limb joue comme dans un rêve où les Cocteau Twins ne se seraient jamais séparés et où le rock américain ne serait jamais venu saccager la mélancolie et le délicieux isolationnisme des musiques britanniques. Un peu Cure parce qu’on a tous un peu de Cure quand on joue de la guitare et de la basse ainsi et qu’on place les mots « dark », « paralyzed » dans la même chanson ; un peu Cocteau Twins pour la délicatesse et la fausse lenteur, la musique de Von Limb fait penser à ces groupes dévoilés sur un titre ou deux par une compilation Factory enfouie et retrouvée comme par magie dans une malle au trésor.
La voix est chaude et les constructions au-delà du classicisme. Cela sonne comme une version un peu plus authentique et vintage d’un White Lies doux comme pop, un Editors évoluant au ralenti et qui ne jouerait pas aux montagnes russes avec nos émotions. Kathleen est notre single préféré : ralenti à l’extrême et tenu par une basse économe, en même temps que baigné dans une nappe de synthé fantôme, Von Limb y ralentit le souffle et arrête le temps avec une efficacité redoutable. Le texte travaille des images assez banales mais renvoie à cette poésie faite de clichés et de références immédiates qui ont fait le succès d’un Robert Smith. Le cœur adolescent bat encore sous l’ongle coupé en rond : c’est beau et ça n’a pas de griffes, ni même de prix. On s’attend parfois à ce que le groupe hausse le ton ou entre en ébullition mais cela n’arrive jamais. C’est sans doute ce qui condamne cette musique à la discrétion : cette absence d’envie pour le moment de varier les tempos et de sortir de cet espace crépusculaire et contemplatif depuis lequel il s’exprime. Tant que cela donne des morceaux aussi intenses et réussis que Underneath, pourquoi est-ce qu’on s’éloignerait d’ici ? Von Limb ouvre un espace intime sur les musiques adolescentes dont l’excitation semble comme condamnée d’emblée. Est-ce par tristesse ? Par manque de feu sacré ? Un apanage des nouvelles générations. C’est ce qui perturbe ici, jusqu’au morceau titre, Magnolia Boulevard (the stars are lazy tonight) qui ne frémit vraiment que sur ses deux dernières minutes mais irradie de beauté. Qu’est-ce qui nous vaut cette sérénité, cette torpeur qui ferait passer Slowdive pour les Dead Boys ? Comment faire du rock sans avoir jamais envie de s’énerver et de cracher à la gueule du monde ? You est l’une des plus belles chansons d’amour qu’on a entendu depuis des lustres. « Hope you’ll never fade away. » En 2019, on ne meurt pas, on disparaît. C’est propre et cela n’a pas d’odeur : comme dans un film de fantômes japonais ou un machin 2.0. La colère est virtuelle.
Peut-être Von Limb annonce-t-il à sa façon le futur du rock. Une musique où l’électricité a rejoint la pulsation électronique et est devenu un flot continu plutôt qu’une suite de sinusoïdes et d’uppercuts. La sensation est étrange d’avoir écouté quelque chose de beau, d’important et en même temps d’un peu volatile. Dream pop qu’ils disaient. Nous y revoilà.