C’est tout simplement l’album d’après. Il en va des discographies comme des séries télévisées. Les albums sont des saisons, qui se répondent, se contredisent ou se complètent. Empires of Shame était à bien des égards un album de combat, un album écrit contre les forces d’oppression et qui se heurtait, de colère et de rage, sur les parois du bocal. So Cold Streams a pour ainsi dire accepté le déséquilibre des forces et la situation désespérée dans laquelle nous nous trouvons. Il s’en échappe en reconnaissant sa défaite et en déclenchant des ouragans de rage et de colère depuis l’intérieur du système, en sachant bien que l’artisanat est condamné.
Il y a dans ce nouvel album de Frustration une sensation de maîtrise supplémentaire de ses effets spéciaux (le punk, l’électro et la colère) qui donne à l’ensemble une force extraordinaire en même temps qu’une capacité à faire brut qui impressionne et s’incarne dans un retour assez inouï et génial (sur quelques morceaux) au chant français. So Cold Streams est un album qui réussit à aller de l’avant tout en se situant technologiquement et musicalement dans une démarche de retour en arrière. La production semble avoir été allégée et simplifiée pour ne laisser filer, dans un couloir-brèche électrique et incandescent, qu’une musique concentrée et vive, d’une sécheresse et d’une intensité remarquables. Insane donne d’emblée ce sentiment que So Cold Streams est un album débarrassé de toute afféterie, un album pensé comme une razzia ou une blitzkrieg foldingue dans le monde contemporain qui s’énonce vite, rafle tout puis file vers une mort certaine. Le premier titre est métallique, martial, parfait dans sa description rythmique de la folie du monde. Les chœurs offrent un délicat contrepoint schizophrène au refrain qui martèle « Insane, insane » et c’est de toute beauté. Pulse est lancé, sans transition, par une intro irrésistible et qui semble toute droit venue d’un single punk britannique des années héroïques. Frustration évolue dans sa zone de confort, avec la pertinence et l’énergie qui les caractérisent. Le morceau surprend peu mais on vient aussi ici pour ça : communier, faire monter l’adrénaline et exprimer sa colère.
Fabrice Gilbert et les siens ont expliqué en quoi la rencontre avec les membres et la musique de Sleaford Mods les avaient aidés à repenser leur orientation musicale, comment le contact avec la rugosité et la franchise de Jason Williamson avait vivifié leur manière de travailler et d’envisager l’avenir. En accueillant Williamson sur l’impeccable Slave Markets, Frustration s’offre, par-delà le featuring, une cure de jouvence et d’authenticité. Slave Markets est la chanson la plus mélodique de l’album. C’est un modèle d’équilibre entre la tension, punk, sociale, et le registre intime, le titre où l’angoisse, la colère et la peur sont à la fois les plus personnelles et les plus universelles. Certains avaient pu reprocher à Frustration d’être devenus abstraits dans leurs approches, dans leurs textes. Williamson a ce génie là de ramener tout à lui, de n’envisager la lutte que comme un corps à corps, une affaire de proximité dangereuse et combative. C’est ce que Frustration réussit ici en donnant chair et corps à ces Slave Markets. Musicalement, le titre est une réussite, séduisante et dansante, mais aussi d’une intelligence extrême dans la variété et le séquençage rythmique. Le final est éblouissant de finesse.
So Cold Streams est un album qui s’inscrit dans la continuité d’une œuvre ancrée solidement dans l’héritage punk. Il y a assez peu à dire de ce qui relève très directement de cette veine-là. Le punk est une question d’efficacité, de conviction et de répétition. Personne n’a jamais eu l’idée de commenter les titres d’un album de The Fall un à un, parce que cela n’aurait évidemment aucun sens. When Does A Banknote Starts To Burn est un coup de marteau comme un autre, ni plus fort, ni plus maladroit. Brume a une fonction similaire mais s’énonce en français ce qui en accentue la bizarrerie et en augmente considérablement l’impact. Il faut oser faire ça, dire la violence et la rage dans sa propre langue, sucer le citron amer qui empêche les yeux de tomber, courir en prenant ses jambes à son cou. En revenant à cette simplicité, Frustration donne le sentiment de chanter depuis une zone de quarantaine, une planque clandestine ou un studio (Mains d’œuvre ?) encerclé par les flics et qui n’a plus que quelques heures à vivre. Les punks sont nés et mourront dans une cave d’adolescent, bêtes traquées ou créatures de catacombes. Some Friends rassemble les fidèles. Le chant est inquiet, l’anglais moins assuré comme si le mouvement (déplacé ici vers l’Est) avait été séparé de sa souche active et condamné à se développer dans l’ombre en inventant sa propre grammaire. So Cold Streams garde tout du long cette idée d’un activisme souterrain, clandestin et contrarié par les forces dominantes (du macronisme et de toute sa clique). Frustration cultive, contre l’ordre dominant, des traditions anciennes et qui restituent aux musiques populaires la magie du défi et de la joie. Lil’ White Sister est le plus joli morceau du disque. C’est un titre volé au temps, léger et poétique, chanté dans un anglais primitif qui ressemble à du Russe. La langue se réinvente sous nos yeux, imprononçable et quasi inécoutable, mais façonnée uniquement par l’intention bienveillante et la recherche d’émotion. Le chant est aussi lyrique que possible, élevé aux étoiles par un clavier synthétique piqué chez Kraftwerk et les bidouilleurs archéologiques. Frustration, contrebandiers du coeur, il fallait y penser.
Le final est un feu d’artifices. Pepper Spray conjugue l’efficacité rythmique et la pulsation dansante du groupe à son meilleur. Frustration sait se montrer irrésistible et déjoue sa propre routine en coupant le titre en deux. C’est du grand art. On pense à PIL et à cette capacité à déconstruire le son pour mieux le réassembler sur la dernière ligne droite. Le Grand Soir se passe presque de commentaires. Le neuvième morceau est joueur et à l’encontre de ce que son titre laissait espérer. De grand chambardement, il n’y aura pas ou alors pas encore. Aucune violence, aucune idée d’aboutissement, aucun envie d’avoir le mot de la fin mais une « suspension » assez géniale qui languit et languit jusqu’à la chute. La mécanique idéologique du début n’est qu’un leurre dogmatique qui masque la réalité : on est toujours l’avant de quelque chose et à coup sûr l’après de rien du tout.
Grand soir ou pas, So Cold Streams est passionnant comme le temps qui passe, l’Histoire qui stagne, ralentit, s’effondre ou fonce vers on ne sait où. S’emplafonner ou triompher, qu’importe tant qu’il y a de l’agitation.
02. Pulse
03. Slave Markets feat Jason Williamson
04. When Does A Banknote Start to Burn
05. Brume
06. Some Friends
07. Lil’ White Sister
08. Pepper Spray
09. Le Grand Soir
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