Le deuxième album de Rémi Sauzedde, deux ans après le remarqué A/N, prolonge l’idée d’une explosion des chapelles techno en même temps qu’il confirme l’existence d’une voie/voix où les machines parleraient toutes la même langue. A/N était un disque sombre et crépusculaire, écrit sans doute dans le Paris des attentats. Chaos ID est tout aussi étrange mais regarde le monde d’un peu plus haut, d’un peu plus loin et peut-être même depuis une époque plus éloignée de la nôtre. Il y a dans cette réunion de séquences, une forme d’urgence à décoller et à prendre le large qui donne à cet album les contours d’un voyage mystique, d’une mise à distance à l’image de Bifurcation Towards Chaos, l’une des pièces essentielles où l’on entend quelques voix humaines déformées par la perspective sur la fin. Est-ce la fin du monde ? Les derniers hommes sont-ils des fantômes ? On entend des souffles et des flutiaux qui se dispersent bientôt comme si la piste avait enregistré le témoignage d’une vie jadis épanouie et désormais disparue.
Chaos ID conserve les traces de quelque chose – une civilisation, une planète, une famille- qui a pu procurer de la joie jadis (Twist of Men Part II) mais qui semble maintenant répandue dans l’univers pour s’y perdre ou le coloniser. Apollo Noir convoque des sons venus de toute la galaxie électronique : IDM, souvenirs de dance, rave music, electronica, … Il les fracasse et les assemble sans parvenir réellement à en corriger les incohérences, comme s’il s’agissait de simplement les rapiécer et les tenir ensemble pour les faire causer. Unrelated To God est un morceau crépitant et qui laisse assez peu de doute sur la présence de l’Etre Suprême. La boucle fonctionne comme une course contre la montre. Dieu, s’il existe, est fureur et tumulte tournés vers le néant. C’est Jupiter et pas Apollon qui gronde aux oreilles, avant de s’étouffer dans son jus. Y a-t-il quelque chose à entendre ? Alterate n’en dit rien.
Chaos ID est beau de ses manques et de l’absence de réponses qu’il délivre avec grâce et honnêteté. Le titre qui donne sont nom à l’album est à cet égard parlant. La plage n’est qu’une longue interrogation de quatre minutes où les machines semblent échanger entre elles. A la relative harmonie du début, qui évoque la synthwave japonaise des années 70-80, succède, sur la seconde moitié du morceau, une forme d’angoisse et d’inquiétude profondes. Les calculs tournent en rond et le morceau s’évanouit comme s’il perdait conscience de lui-même. The Fall, le seul morceau chanté du disque, ressemble plus à un vieil enregistrement retrouvé dans une boite noire qu’à une vraie chanson. La voix s’éloigne au fur et à mesure et se dissout comme si la nostalgie et la bienveillance qu’elle véhiculait avaient été absorbées par l’air ambient et avalées par le cosmos. La musique d’Apollo Noir donne l’impression qu’il existe un programme plus important ailleurs et qui la dépasse. Elle donne l’impression, comme dans les films de science-fiction, de n’être que l’introduction maladroite à cette méta-intention dont on ne fait qu’apercevoir les contours.
Lorsque l’ensemble s’élève comme sur Museum Made Of Wires, on a vraiment le sentiment d’être venu pour quelque chose et de s’écrier : « Mais c’est bien sûr ». Il y a une lumière au bout du couloir, une récompense pour cette course héroïque, une révélation du bout du bout. Le morceau est bâti comme une mini-symphonie et s’organise autour d’un crescendo vivifiant et régénérateur. Les dernières plages de l’album dévoilent un autre monde où les machines ont pris la main et acquis la capacité d’ordonner le chaos. Mike (l’intelligence suprême ?) sait ce qu’il fait et renvoie une image d’harmonie tandis que Idol nous renvoie à nos chères études. L’homme est-il seul à nouveau ? C’est ce que suggère la seconde partie de la plage ultime. La renaissance est élémentaire et balbutiante, pianotée à deux doigts comme un alphabet binaire qu’on réapprend à utiliser.
Chaos ID est une belle énigme et un album sacrément élégant. Il n’a rien de séduisant, ni d’accrocheur, rien de tape à l’œil ni de dansant. C’est un disque de techno spatiale aux allures de dérive métaphysique. On y amène ce que l’on veut mais c’est un disque à la richesse exploratoire évidente, complexe et dont les boucles se déploient avec la profondeur et la pudeur d’une vie faite de mystère et de vide.