Babybird / Ugly Beautiful (1995)
[BMG / National Album Day 2023 Vinyl Edition]

9.7 Note de l'auteur
9.7

Babybird - Ugly BeautifulLe National Album Day (fête du disque britannique) prend cette année pour thème les années 90. Occasion rêvée de retrouver pour la première fois en vinyle (dans une édition double LP somptueuse qu’on trouve en ligne depuis quelques jours maintenant), le Ugly Beautiful de Babybird, qui s’il n’est pas le chef-d’œuvre du chanteur Stephen Jones, est sûrement avec le Beautiful Freak de Eels et le If You’re Feeling Sinister de Belle and Sebastian l’un des disques les plus importants, durables et denses qu’on ait découverts cette année là.

Au moment de sa sortie, l’Angleterre est encore en pleine frénésie britpop. Baby Bird (en deux mots) vient de sortir coup sur coup quatre disques (CD) en treize mois qui constituent officiellement une petite partie des 300 chansons que leur auteur a enregistrées sur des cassettes en mode lo-fi pendant quelques années alors qu’il étudiait ou pointait au chômage du côté de Sheffield. Les disques sont épatants, surprenants, alignant chacun une vingtaine de plages incroyablement accrocheuses, perverses ou tordantes, tendres et lunaires. L’homme compose comme il respire, chante assez rarement avec sa vraie voix, murmure et triture les bandes comme on composerait une émission de radio ou un enregistrement pour le concert de l’école. Les 4 CDs font leur petit effet (un 5ème sortira deux ans plus tard, tout aussi indispensable) et annoncent la création en 1996 d’un groupe véritable, encore actif sur scène aujourd’hui, Babybird (en un mot) qui a pour mission de transformer cette matière première lo-fi en un disque hi-fi populaire et taillé pour les oreilles de l’époque.

Ugly Beautiful est accueilli de manière plutôt enthousiaste par la critique qui met en évidence le mélange frappant d’une pop populaire, joueuse, fringante, aguichante et d’une bizarrerie presque surjouée, décalée et suicidaire, héritage du second degré lo-fi et des contradictions de son leader. Le disque est vite éclipsé par le succès surnaturel et ravageur de son single You’re Gorgeous, morceau parfait qui concentre sur lui toutes les ambiguïtés du groupe. Le tube est immédiat mais personne n’y comprend rien. C’est un morceau qui résonne encore dans les mariages et les fêtes de famille et qui pourtant surprend encore par son second degré et sa « dénonciation » de l’exploitation de la femme à des fins érotico-pornographiques. Qui s’en soucie ? Jones et sa bande, Robert Gregory, Luke Scott et le regretté Huw Chadbourn, ont signé, en réarrangeant une des démos que Jones n’avait même pas retenue pour ses premières sélections lo-fi, un standard que l’on entend encore aujourd’hui dans les supermarchés du continent.

You’re Gorgeous s’associe à la bouille typiquement britannique de Stephen Jones pour ruiner la carrière de Babybird. Le grand public apprécie la remarquable grenade dégoupillée de Goodnight, la polissonnerie grivoise de Candy Girl, reprend en choeur le refrain désolé (et entreprenarial) de Cornershop, sans chercher à en savoir plus. Babybird : groupe léger et gentiment pop ? Le groupe s’amuse des codes britpop pour donner au bon peuple ce qu’il désire : des refrains à entonner, des hymnes pour les pubs. La voix de Jones est puissante, impressionnante et a des échos de Ian Mc Culloch et Bono. On s’y croirait.

Mais l’album est  bien plus que cela. On n’entend que ça à la réécoute plus de 25 ans plus tard : l’Englishness a son revers vertigineux. De la tristesse, de l’acidité, des paroles en trompe l’oeil permanent et une grande solitude. Dead Bird Sings sonne comme une chanson de séparation classique mais qui se retourne sur un précipice bien plus insensé sur le dernier couplet :

It’s not that you’ve gone awayIt’s that I’ve never met youBut I wish you’d come back to meJust like the night turns blueJust like the night turns blueJust like a dead bird singsLove me ’till love dies

Le type est seul. L’amour n’a jamais été là. Jesus Is My Girlfriend est une chanson dangereuse, écrite par un dingo. Le reste est à l’avenant. Ugly Beautiful, jusque dans son titre, propose rien moins que de dévoiler les dessous d’une réalité qui est juste cruelle et victime de l’idéologie capitaliste en vigueur. Cornershop : la petite entreprise qui se protège du bonhomme et s’entoure de barbelés pour développer ses succursales. L’équivalent 96 du Shoplifters of The World des Smiths. La médaille a deux faces. 45 & Fat est une sorte d’auto-portrait de la star quinze ans en avance : les héros se fatigueront vite. Ils seront gros et gras comme Elvis. Jones finira oublié, ivrogne et drogué, avant de se reprendre et de faire carrière dans la clandestinité. C.O.C.A C.O.L.A. Tout est question d’addiction, au sucre, au tube, au succès, à la jeunesse, à la vitesse.

Il y a derrière chaque refrain tonitruant de l’album une débandade qui s’annonce. Sur I Didn’t Want To Wake You Up, on se rend compte au fil de la chanson que si le protagoniste prend soin de ne pas réveiller sa copine pendant un soir, une semaine, dix puis vingt ans…. c’est parce que celle-ci est juste morte, sans doute de sa propre main. Stephen Jones dresse le tableau du jeune anglais en monstre. Too Handsome To Be Homeless fait écho au Joyriders de Pulp (1994) : l’énergie est dans la marge, dans la petite délinquance. Orange Mécanique. On y revient. La menace guette au coeur même d’un produit britpop presque parfait et vulgaire. Ugly Beautiful est le meilleur album avec un double fond de cette époque, un disque écoeurant et génial à la fois, nihiliste, jovial et vicié.

Jones se dégoûte déjà avant même d’avoir été célèbre. Il fait se cotoyer des morceaux lumineux et sublimes (le remarquable July, le touchant Baby Bird) avec des morceaux monstres, baroques et qui n’ont rien à faire là comme le terrifiant King Bing, réunion jazzy et gainsbourienne de deux morceaux lo-fi concassés et étirés sur dix minutes d’un bœuf malade. Ugly/Beautiful : un mirage cheap et toc, un jeu de faux-semblants qui emprunte les moyens de l’ennemi pour s’auto-détruire et réduire à néant les chances de son propre succès.

Ugly Beautiful est un album rendu parfait par ses outrances et ses imperfections, un disque qui pousse l’écriture pop dans ses retranchements pour forcer le genre à s’anéantir. Célébration/ détestation. Est-ce que la britpop aura vécu après ça ? Est-ce que l’industrie était capable d’ouvrir les yeux ? Même pas. Plus de tubes, plus de drogue. Le système plus fort que tout. Le groupe surfe sur la vague et va jusqu’au bout de son histoire qui ne pouvait que mal se terminer. Un album de contrastes, d’humour et de grâce. Un album flamboyant d’échec éternel.

Tracklist
01. Goodnight
02. Candy Girl
03. Jesus Is My Girlfriend
04. I Didn’t Want To Wake You Up
05. Dead Bird Sings
06. Atomic Soda
07. You’re Gorgeous
08. Bad Shave 2
09. Cornershop
10. King Bing
11. You & Me
12. 45 & Fat
13. Too Handsome to Be Homeless
14. July
15. Baby Bird
Écouter Babybird - Ugly Beautiful

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2 Comments

    1. Pareil. Bon… j’ai aussi une étagère sacrifiée pour tous ses projets d’après : black reindeer, trucker, babybird, death of the neighbourhood, c’est plus de 100 CDs présentés sous à peu près autant de formes différentes : boîtes de conserve, clé USB, pochettes géantes, etc Un délire. Tout n’est pas parfait mais c’est un ensemble de haute qualité quand même. J’ai un petit faible pour tout ce qui est instrumental désormais. Les albums lo-fi restent excellent et les hi-fi aussi en fait.

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