Rendre compte des sorties orchestrées par Stephen Jones aka Babybird chaque année est aussi ingrat (tout le monde s’en fout, semble-t-il) que vain (trop de musique) et nécessaire. On avait laissé le bonhomme en fin d’année dernière avec la sublime résurrection de son projet Death of The Neighbourhood
et l’on avait volontairement omis de rendre compte de la bonne demie douzaine de travaux intermédiaires. Engagé ces dernières semaines dans une tournée du Nord de l’Angleterre intitulée Bad Old Man Tour, Stephen Jones a, depuis la sortie d’Influencer (3 CD et donc une quarantaine de vraies chansons), dont on rend compte aujourd’hui, mis sur le marché rien moins que deux autres projets, un autre triple disque Bad Ideas, et, pour les nostalgiques, un autre disque tiré des fameuses cassettes de jeunesse (600 ou 700 chansons) qui avaient abouti à sa première série d’enregistrements lo-fi.
Influencer 1, 2 et 3, sorti fin octobre, est probablement le plus bel ensemble de musiques sorti cette année par le bonhomme. Les 3 disques sont présentés dans un emballage de fish and chips, c’est-à-dire fourrés dans un papier journal gras et une petite boîte en carton qui sert d’habitude à contenir des frites. Un menu accompagne le tout, selon une symbolique qui indique peut-être à quel point Babybird envisage sa carrière comme une œuvre de générosité populaire. Des trois disques, Influencer 1, est probablement celui qui se rapproche le plus de ce pour quoi le bonhomme est resté célèbre : ce sont de pures pop songs, magistrales, émouvantes et souvent épiques. Les habitués retrouveront sur Musician sa voix puissante et traînante qui en horripile tant et que les autoproductions ont eu tendance à amplifier ces derniers temps. Elle est plutôt sous contrôle ici affectée à l’expression d’une sorte de dramaturgie du quotidien désolée et désabusée qui constitue le pivot de ce premier disque. Influencer 1 est une collection de chansons qui alterne les chansons d’amour splendides (Dont Care What You Like, le génial Asshole) et les observations sociales et politiques acerbes. On retrouve la poésie enfantine et rêveuse de Babybird (Disney) mais aussi le côté noir, acide et un brin désespéré de son rapport à la vie (Covid Brexit). Sur le magnifique They Met Drowning, Jones raconte l’histoire d’amour malheureuse d’un type qui sauve une fille en train de se noyer dans un lac et qui en tombe amoureux. Il y a toujours dans son écriture un vrai génie des situations, un fond de romantisme noir et une forme d’humour radical qui s’expriment. L’état de l’Angleterre se présente sous sa plume, en perte de repères, abîmé et sabordé par l’inconséquence des politiques. Tiny Pieces est triste et beau à mourir. Care Home parle des Ehpad et du vieillissement, un thème déjà traité par l’artiste, et qui fait écho à la mort récente de son père. Babybird s’attaque évidemment à la sous-culture jeuniste autour de Influencer et Talent Song, deux chansons plutôt drôles et caustiques. « Would you like to buy some cheap shit ? Look at your insta cause i am modeling here….ok so i couldnt get the real thing from China… because technically i am a minor. There is no business beside me. I am a one girl sensation. Influencer. Influencer. » Ce premier album est un délice, d’une beauté et d’une intelligence remarquables. Le final est particulièrement efficace avec l’exceptionnel I hate life (« i hate life but not as much as i love you »), The Beatles une grande chanson autour des Beatles et de leur héritage (« all the beatles were wrong/ There is no yellow submarine/ There’s no strawberry fields/ or a Blackbird singing…. « ) et le déchirant Fish n’Chips – Last Meal Song, sorte de remix minable, populaire et à l’anglaise du Dernier repas de Jacques Brel.
Le disque 2 est tout aussi bon, dans un registre plus intimiste et résolument obsédé par la mort. Le décès du père de Stephen Jones est au coeur de cet ensemble qu’il démarre avec l’émouvant My Ashes avant de nous projeter dans une échevelée Funeral Song qui entreprend de transformer la perte en célébration païenne du souvenir et de l’humanité. On pense assez souvent à l’écoute d’Influencer 2 aux travaux de Eels, mélange permanent d’un grand désarroi, d’une inventivité pop sans limite et d’une justesse baroque qui déborde souvent du cadre habituel de composition. On retrouve les shalala signatures sur Selfish Song ou le très beau Dont Let Me Into Your World, chanson d’amour chantée depuis le point de vue d’un type qui perd la mémoire. « Hopefully most days i recognise you« , chante-t-il, évoquant encore le vieillissement et l’éloignement du souvenir et de l’être aimé. D’où qu’on se place, il n’y a pas grand chose à jeter ici. De l’électro-bricolo de Sunak à la pop lofi du petit bijou qu’est Free Supermarket, Influencer 2 est, dans le registre qui est celui de Babybird, artisanal et hautement signifiant, une immense réussite artistique. Il y a bien quelques redondances mélodiques et dans l’approche du chant mais l’ensemble est passionnant et de haute tenue jusqu’au final hanté et anxieux, God Show Yourself. « what kind of God are you ? God, show yourself…«
On sera moins disert sur le 3ème disque, ce qui est sûrement un tort. On a dit à maintes reprises que les albums instrumentaux signés sous son pseudonyme de Black Reindeer étaient parmi les meilleurs de sa discographie. Influencer 3 relève majoritairement de cette veine là avec quelques pièces de belle facture (le collage 1960, le glacial The First Church of Mars ou la marche rythmique géniale The Covid Dead Rising) mais il comprend aussi plusieurs chansons (Feels Like Death). Les morceaux sont menés par un piano déséquilibré et désaccordé, zébré de perturbations au synthé, de samples, d’échos dans un esprit d’assemblage qui est cohérent et n’interdit pas les progressions (l’excellent Mourning The Living). L’ensemble est à la fois fragile et inquiétant, hypnotique et addictif. Il y a un côté fantastique et terrifiant, surréaliste et fascinant qui émane d’une écoute prolongée, comme si on était projeté dans une réalité (musicale) alternative qui n’a pas vraiment d’équivalent. C’est dans cet espace empli de résonances, de mots, d’images, que Babybird reçoit comme à la parade et nous emprisonne dans sa vision du monde. La musique de Stephen Jones fait penser aux traits tordus et brouillés du dessinateur Bill Sienkiewicz. Les deux définissent un monde qu’on sait connecté au nôtre, authentique, mais en même temps presque abstrait et hanté par des visions de mort et d’amour infiniment personnelles. If Death Is An Extension of Life Then Show Me Where That House Is est une pièce remarquable de détermination qui réussit à se hisser à la hauteur de son titre. On peut pleurer de peur et de joie à l’écoute du final en 6 minutes et quelques, When She Got To Heaven, God’s Voice Was Scrambled. Toute la poésie métaphysique de Babybird tient dans ce titre, lumineux, plein d’espoir et en même temps empli de la déception qu’on peut éprouver au contact de la race humaine.
On ne dira jamais assez à quel point cette musique est précieuse.
Influencer 1
01. Musician
02. Disney
03. Dont Care What You Look Like
04. Asshol
05. Covid Brexit
06. They Met Drowning
07. Tiny Pieces
08. Care Home
09. Influencer
10. Talent Song
11. I Lost The Kids
12. Desensitized
Influencer 2
01. My Ashes
02. Funerel Song
03. A Sign
04. Dont Let Me Into Your World
05. Selfish Song
06. Sunak
07. Free Supermarket
08. A Way Out
09. Never Silent
10. Indescribeable
11. You Should Know By Now
12. Moved On
13. God Show Yourself (remixed)
Influencer 3
01. Reversing From The End
02. Feels Like Death
03. 1960
04. Happiness Is A Weak Magnet
05. Black Metal
06. First Church On Mars
07. The Covid Dead Rising
08. Turn Off The Lights And Use Your Eyes
09. Mourning The Living
10. OJ Simpson Lands On Neptune
11. If Death Is An Extension Of Life Then Show Me Where That House Is
12. Defibrilate The Piano
13. The Star Inside The Brain
14. When She Got To Heaven, God’s Voice Was Scrambled