Cette affaire là est emballée en 15 minutes et 7 morceaux. D’aucuns trouveront que cela ne fait pas un véritable album mais il n’y a pas une seconde en trop chez Biscornue Bitch, pas une note qui dépasse, pas un effet gratuit. On peut prendre pour exemple le premier morceau, Maison à Vendre, qui a pour texte principal « mes enfants mangent des opiacés pour s’amuser à la récré. Mes enfants parlent de m’étrangler. Si je le savais, je les vendrais. Je suis maison à vendre et trois enfants à vendre. Je peux sinon les échanger contre un évier automatisé. » Laurie Morcillo, qui est avec David Litavicki (aux prods), la chanteuse et figure principale de Biscornue Bitch, a le temps en 1mn58 de répéter cette séquence entêtante une petite dizaine de fois. La production est d’abord crasseuse et grassouillette, sorte d’electro pop/drum n’bass bêbête, que Litavicki enrobe dans des échos orientaux qui donnent à l’ensemble l’allure d’une parade sournoise de serpents sifflant sur nos têtes. Que veut bien dire BB (Biscornue Bitch) par ce morceau ? Y a-t-il une référence ici à l’iconique émission de Stéphane Plaza ou assiste-t-on à une simple variation sur la dureté de la condition féminine ? Qui parle ? Vendre ses trois enfants n’est pas anodin même si ceux-ci parlent sérieusement d’étrangler leur mère. Le fantôme d’Eschyle (l’Orestie) cotoye l’ombre des surréalistes et on se gardera bien de croire qu’on a tout compris.
Le génie de Biscornue Bitch tient en sa capacité à nous interpeller, à nous plonger dans une narration mi-poétique, mi-romanesque qu’on avait pas prévue et qu’elle entonne, sans avoir l’air d’y toucher, avec une voix blanche et en apparence dénuée d’expression. L’auditeur est littéralement saisi par cette absence d’effet, projeté dans une énonciation qui le déborde, dont il n’a ni les clés ni les codes. L’album s’appelle Comme le dernier album de Kim Gordon. On se souvient que celui-ci, The Collective, démarrait par un Bye Bye qui était une simple énumération de choses, d’objets, de notions que la chanteuse listait et qui décrivait peu ou prou l’existence d’une « fille moderne ». C’est ce que s’évertue à faire Laurie Morcillo avec BB comme avec Poupard : produire un effet de réel (comme Kim Gordon ou la Nouvelle Vague) qui prenne le contrepied de la chanson fantasme ou de la variété abstraite qui règne sur les ondes et les allées de supermarché.
Son spoken word est brut mais toujours poli, brutal mais gnangnan, inexpressif, presque sans émotion autre que primaire ou primitive. L’énoncé est grammaticalement splendide, éclairé seulement de mots qui s’entrechoquent, d’images bizarres, incongrues ou tendres et qui n’existent nulle part ailleurs. Les productions de Litavicki emmènent cet exercice poétique dans des univers étrangers (la coldwave incroyable de l’exceptionnel Tragédie d’un tricheur, par exemple) et sans rapport direct (en apparence seulement) avec ce qui est raconté. Ce deuxième morceau mériterait un long développement à lui tout seul : Laurie récite une sorte d’histoire glauque du cyclisme à travers un éloge sinistre de Jan Ullrich, le cycliste allemand dopé de la Deustsche Telekom. Via ce portrait magistral, Biscornue Bitch fait un clin d’œil musical à l’héritage de Kraftwerk (Tour de France), en même temps qu’un clin d’œil à la musique industrielle. On croit aussi reconnaître un effet spécial (basse/chant) croisé chez Tricky. De l’un à l’autre, on sait qu’il n’y a qu’un pas. On retrouve ce sens formidable du tragique sur la progression rythmique et le texte d’un Le chanteur à la voix catastrophique tout aussi grave et juste. Le chant est doublé par un lalala très 70s et choral qui vient ajouter une pointe de douceur à ce tableau bien triste.
Au risque d’en faire des tonnes, ce serait du grand art (ou de l’art élevé) si Biscornue Bitch comme Bleu Russe ou Poupard ne venaient nous rappeler par la suite que tout ceci n’est pas vraiment sérieux et monté avec des bouts de ficelle, dans un atelier clandestin grenoblois. Car l’ADN de BB n’est pas d’écrire l’album du siècle mais bien de s’amuser et de proposer des récits et des chansons pour tous les jours. Happy Dogs est un brouillon pop DIY qui vient rabaisser tout le reste, non pas parce que ce serait un mauvais titre, mal chanté dans un anglais approximatif, mais bien parce que c’est une démonstration magistrale d’imperfection, un manifeste pour l’artisanat ou une sorte de variété domestique qui… dit la vérité, sous une forme brouillonne et incompréhensible.
La tonalité d’ensemble reste assez sombre, dramatique presque à l’image du beau Mon alcool idéal, recherche méthodique d’un alcool/d’une substance qui permettrait… d’aller mieux, de rire et de ne pas vomir, de s’étourdir tout en restant lucide. L’électro agit en spirales finissant pour nous tourner la tête et nous précipiter dans le caniveau. Le final, J’ai 3 essais, est beau et sinistre à la fois. La production vient adoucir un énoncé cliniquement cruel, « J’ai 3 essais pour rater ma vie…« , et donne un caractère spatial et universel à un sort (funeste) que BB partage avec les oiseaux et une rose. « La réussite de la mort ne s’échange pas contre l’échec de la vie, » conclut la chanteuse désolée. On est autant chez Schopenhauer que chez Véronique Sanson, chez Sylvia Plath que chez Taylor Swift. C’est ça qui est bien…. cette hypothèse selon laquelle Biscornue Bitch serait notre Taylor Swift à nous, les cancrelats des sous-pentes, encore plus belle, encore plus blonde, encore plus girl next door. Réalité alternative pour réalité alternative : on préfère la nôtre. Comme la dernière émission de Valérie Damidot.
Ce Comme le Dernier Album de Kim Gordon n’est en aucune façon un chef-d’œuvre. C’est un disque à l’image du monde, noir, lumineux et fabuleusement déprimant.
02. Tragédie d’un tricheur
03. Le chanteur à la voix catastrophique
04. Happy Dogs
05. Mon alcool idéal
06. Rien
07. J’ai 3 essais
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