Un joli coup de frais : voilà ce que représente le premier album du trio féminin américain Boygenius. Les trois jeunes femmes qui composent le groupe, Julien Baker, Phoebe Bridgers et Lucy Dacus, se sont rencontrées à la bibliothèque ou sur les réseaux sociaux autour de leurs goûts communs pour la poésie et la littérature. Chanteuses à leurs heures en solo, elles ont assemblé leurs forces pour la première fois il y a trois ou quatre ans pour un premier EP qui avait été remarqué par tout le monde pour son intensité et ce mélange trouble, émouvant et ultramoderne de sororité dépassant le simple stade de la camaraderie pour une sorte de fusion émotionnelle, sensuelle très actuelle. Leur premier album renvoie cette même sensation de phalange prête à tout pour conquérir le monde et se soutenir jusqu’à ce que mort s’en suive.
Sur le premier morceau du disque, l’une des filles chante : « Who would I be without you, without them?” qui résume assez bien la relation triangulaire solide et dépendante qui les lie, les connecte au monde et en même temps les protège probablement des assauts d’un monde viriliste agressif et rétrograde. Kristen Stewart a fait amie amie avec elles et dirigé un clip/film sur le trio, ce qui montre à quel point leur association est en mesure de parler à la nouvelle génération des femmes qui dépassent les genres tout en revendiquant une forme d’isolationnisme émotionnel et strictement féminin. Leur single phare $20 renvoie autant à une émancipation de jeunesse (la fille qui fugue, se fait la malle façon Thelma Et Louise) qu’à un vieux lexique américain visant à prendre la route en toute liberté.
Mama told me that it don’t run on wishes, but that I should have fun
Pushing the flowers that come up into the front of a shotgun
So many hills to die on
Run out of gas, out of time, out of money
You’re doing what you can, just making it run
Take a break, make your escape (out of gas, out of time, out of money)
There’s only so much I can take (you’re doing what you can, just making it run)
May I please have 20 dollars?
Can you give me 20 dollars?
I know you have 20 dollars
I know you have 20 dollars!
On retrouve chez les Boygenius des choses que l’on connaît mais qui sont mises en scène avec une forme de courage et de jusqu’au boutisme généreux et radical, mêlant à la fois une vision girl next door et une volonté novatrice. On pense assez souvent sur la plan musical à Liz Phair et à son rock indé/FM vigoureux, séduisant et ultra-engageant. L’effet produit est assez similaire : un engouement pop qui fait du neuf avec du vieux (des guitares en avant et des rythmiques bien marquées et qui embarquent le morceau vers un territoire plutôt fun), mais aussi une vraie volonté de libérer de l’énergie, comme en témoigne le long passage électrique et quasi punk du single.
On se situe ici clairement en territoire queer/homo avec des chansons sensuelles confessionnelles comme le remarquable Emily I’m Sorry, dont émane un romantisme gothique et intime attendrissant, ou encore la belle balade-portrait d’une amoureuse solaire sur le True Blue qui suit. « You say you’re a winter bitch, but summer’s in your blood
You can’t help but become the sun. »L’écriture est soignée, poétique. Le rythme est volontairement langoureux, nimbé d’une brume de tristesse qui s’éclaircit pour laisser passer de somptueux portraits de rencontres et de femmes. Cool About It est émaillé de très jolis accords de guitare et impressionne une fois encore par la qualité de son écriture. La chanteuse évoque ce qui ressemble d’abord à une relation d’un soir, avant de dévoiler un attachement plus intense et à demi-mot la semi-folie ou du moins les troubles de son amante. L’alternance et le mariage des voix sont parfois irrésistibles et même lorsque les chansons flirtent avec le mainstream ou le college rock des familles (Not Strong Enough). La production est inventive, gentiment sophistiquée (avec quelques bidouilles électro qui relèvent les plats) et le trio bien soutenu par une section rythmique importée (Melina Duterte à la basse, Carla Azar à la batterie).
L’ensemble est souvent plus subtil qu’il en a l’air avec une exploration fine et bien écrite des conséquences de relations amoureuses intenses et qui demandent à l’amoureuse de s’exposer au delà de ce qui est permis. On sent chez Boygenius une forme de romantisme de la rupture et de ses conséquences qui est assez intéressant, même si pas radicalement nouveau en soi et dans son traitement. Les trois voix s’étagent pour suggérer la présence d’un ami imaginaire fracassé sur un Revolution 0 indéfini et assez fascinant. Entre références à Leonard Cohen et de faux airs de Sheryl Crow, le groupe navigue entre une pop énergique archétypale et un classicisme savant et précieux. On aime beaucoup Satanist et beaucoup moins le complaisant et gnangnan We’re In Love, comme si le groupe hésitait parfois entre les genres et les terrains d’expression.
Pour un premier album, The Record n’en reste pas moins un travail percutant, envoûtant et de grande qualité. Les fans de Weyes Blood vont adorer et se laisser emporter par ces titres à fleur de peau et qui visent à une sincérité totale sur ce que le cœur ressent.