Yelle constitue depuis maintenant 15 ans, dans l’univers de la chanson française, un « OCNI » : un objet chantant non identifié. Mi-femme, mi-groupe, une des premières et plus belles créatures issues du web français, Yelle a quelque chose de difficilement cernable… et donc d’infiniment désirable. À la fois mutine et gracieuse, légère et piquante, aussi bien capable d’apparaître avec les Fatal Bazooka que de composer des textes matures sur des compositions indies, Yelle a toujours suivi la politique des grands écarts. La fulgurance de leur arrivée sur les ondes en 2008, avec l’intimidant Je veux te voir ou le rigolo Parle a ma main, a fait rougir plus d’un collégien, esclaffer fièrement plus d’une lycéenne. Protéiforme, le groupe de Saint-Brieuc présente autant de visages qu’une boule à facettes. Le vaisseau, aux commandes de l’attendrissante Julie Budet et du mystérieux GrandMarnier (le marionnettiste sonore), atterrit sur notre chère petite planète bleue qui broie du noir, pour tenter d’y souffler un vent cosmique : celui de L’Ère du Verseau. Prêt à s’envoyer en l’air à travers un voyage céleste ? Suivez l’astre pop.
Yelle, une chanteuse normale
Anciennement bleu bonbon avec le bien-nommé album Complètement fou, la couleur de cette couverture vire au noir spatial. Dernier single de l’album (dont le clip vient de sortir), Noir, tout en synthés, est efficace, mais pas original pour un sou. Il a le mérite de ne pas se lover dans des répliques de titres nu disco comme le commettent un peu trop souvent des groupes tels que Minuit ou Corine, friands d’effets clinquants so 70’s. Le clip non plus est du déjà-vu, nous donnant à voir une parade de corps d’hommes au féminin ; celui de Yelle, au masculin. Mais voilà, Noir dévoile la thématique sous-jacente : Yelle est dans le flou. Tout est ambiguïté et confusion dans cet album, égarements existentiels. Après 15 ans de loyaux services, à écumer San Francisco ou Tokyo plus que Paris, l’heure est au bilan de couple. Et l’album, au désarroi :
Ça fait 15 ans que j’te fais l’amour, tu m’regardes toujours pas
Je te tourne au–, tourne au–, tourne autour mais tu ne me vois pas
[…]
On s’est connu sur un malentendu, on a aimé ça
À c’qu’il paraît, ça dure trois ans, après, après c’est plus là
On s’habitue, on se plaît, mais c’est pas, c’est pas comme avant
T’as l’impression qu’j’ai changé, j’ai l’impression qu’t’as plus 20 ans
J’écris mon histoire ailleurs pour avoir des choses à te dire
[…]
Demande à mes amours fidèles comme c’est bon de s’retrouver
Je sais qu’j’suis pas la belle mais je suis la sincérité
Je t’aime encore, je t’aime encore, je t’aime encore
Sensibilité, honnêteté et tourments : tout Yelle est dans ses paroles. Je t’aime encore est le titre le plus grave de l’album, et ceci malgré les sonorités électroniques et le piano mélodieux atténuant le désemparement. Il suffirait de les enlever et d’y laisser les accords de piano pour soulever les cœurs. Comment se fait-ce que la France entière ne se soit pas entichée de ce groupe aussi abordable et intelligent? Sa discrétion naturelle est remarquable de hauteur, à l’heure où trop de jeunes chanteuses préfèrent racoler en agitant (souvent sans chant) les totems hype que sont le racisme, l’homophobie, la grossophobie (prochaine tendance à saisir : la glotophobie!)… Sans jamais allier paroles et actes, généralement, et tout cela pour gonfler les likes de leur ego. Yelle n’a pas eu à attendre les podcasts de Lauren Bastide ou #MeToo pour avoir un comportement résolument féminin et libre. Insistant pour chanter exclusivement dans sa langue – contrairement à une Christine & The Queens , lorgnant plus vers le marché mondial -, peut-être que France et franchise ne font pas bon ménage.
Trouble dans le féminisme. Yelle incarne un idéal qui dérange. Sa liberté est totale, avec son côté femme-enfant et sa pop polissonne. Yelle est si brillante qu’elle donnerait envie au pire machiste de devenir une femme. Discrète, elle soulevait déjà tous les défis de la condition féminine dès 2005, sans rancœur envers les hommes ni pudeur envers une sexualité heureuse. Se refusant à ombrager les débats sociétaux, Yelle a la noblesse de laisser ses messages se couler dans une poésie accessible et revigorante. Cette femme n’a toujours obéit qu’à ses envies, passant d’un délire comme Ba$$in (tiré du dernier album de 2014) au sérieux gracieux de J’veux un chien quand cela lui chante.
La mécanique des fluides
Il s’agit du morceau de résistance. Celui qui justifie l’existence de cet album, malgré les griefs qu’on puisse lui adresser. La piste sonore, adossée à des paroles aux multiples sens, renverse tout sur son passage. Sa puissance pop est si tellurique qu’elle en devient émouvante. Le clip est soigné, et rappelle le Roche de Sébastien Tellier. Mais le titre vaut encore plus pour le potentiel sexuel (et infiniment touchant) de ses paroles. Yelle assume tout :
Qui pense pas qu’à sa pomme / J’serai la chienne de cet homme
Si j’te laisse dans un coin / C’est la balle que tu m’donnes
Un ami mâle / Quelqu’un de bien
J’veux un chien / Un animal
Qui m’fait du mal / Mais qui l’fait bien
Avec la nature comme avec un homme, la femme a ses sommets et vallées de découverte et de déception, de grâce et de volatilité. Contrairement aux artistes chouinardes en envie de pénal (à défaut de péné’), Yelle est une femme lucide se refusant à caser l’homme dans une binarité manichéenne. Yelle est normale. Une chanteuse normale. Et ça dérange. Elle embrasse la complexité de l’homme total. Ce discours, perturbant de par sa rareté et ses pistes métaphoriques, à la fois drôle et émouvant, mérite une gratitude pour les nombreux non-dits, et les hommes et femmes lésés par le « puritanisme » de mouvements dits « progressistes » quand ces-derniers tirent vers l’extrême. C’est une vision apaisée et décomplexée des hommes (et donc des femmes) qui nous est donnée à entendre. La possibilité d’une réconciliation. Oui, un homme peut être désirable pour sa brutalité, tout autant que sa docilité, les deux à même de coexister ! Voir le corps recroquevillés de Yelle en appel d’étreintes, des hommes ruisselant et aqueux, les fluides du zodiaque, nous emmène aux confins du désir.
Passé ce cap, nous arrimons un nouveau rivage. Vue d’en face montre la façade enfantine de Yelle, tout en évoquant le théâtre de soi. Le titre s’apprécie plus après plusieurs écoutes, encore mieux s’il est accompagné d’images. Nicolas Maury nous surprend en bien dans un clip fantasque et douillet, filmé comme une maison de poupées à la Wes Anderson. La gravité du mal-être digital y est traitée avec une jovialité enfantine et cotonneuse, légère comme une bulle savonneuse. L’univers bariolé de la jeune femme, et ses costumes, montrent qu’elle met un point d’orgue à sérieusement ne jamais se prendre au sérieux.
Bonne comme une gourgandine
Les titres les plus électro, comme Peine de Mort ou Mon beau chagrin, en sont la preuve. C’est peut-être dans ces titres (à l’exception de Karaté) que le bât blesse. Évanescence est une entrée un peu pâlotte à l’album, même si Yelle joue à distordre les sons et mots dans un jeu entêtant. Mon beau chagrin montre d’une voix atone sur fond répétitif le quotidien harassant des tournées dans un monde où le temps se perd et se traverse en quelques heures. La phrase du titre est scandée en boucle dans une pose romantique, et la musique joue au ping-pong entre pop épurée et beats abrupts, la forme et le fond ne faisant qu’un. Même dans Menu du Jour, le plus paresseux de tous les titres (et là, le discours n’est pas au diapason), la flûte arabisante nous montre que le groupe tente quelque chose ; dans Peine de Mort, les paroles sont d’une poésie érotique et absurdes, en allitérations et assonances, qu’une Mylène Farmer n’aurait pas reniées. On aurait aimé tout de même un peu plus d’entrain et de densité.
Néanmoins, même les pistes les moins fignolées nous démontrent une plume affutée ; peut-être l’une des plus belles dans son genre, osons ! Et quand celle-ci part en vrille, avec Karaté, la musique prend le relai dans une piste formellement affolante de complexité et de gradation. C’est simple : il s’agit du titre « WTF » de l’album. Difficilement interprétable sur scène, anticonformiste et furibond de la première à la dernière seconde, il clivera, et plaira aux oreilles à même à le domestiquer. Des bruits ultra-cons et chelous, des phrases ubuesques, une voix diffractée, la transe spasmodique du B-boy Joris Wolfy Gangzi, et des beats qui bastonnent les tympans. Abstraite et mutante, aux sonorités electro trap, voire moombahton dans ses dernières secondes, cette musique est peut-être sa première incarnation dans la chanson française. Elle rappelle des pistes expérimentales comme Original Don de Major Lazer ou un morceau nébuleux de DJ Snake ou Dillon Francis, et on aurait pu très bien la voir figurer au sein du label doux-dingue Mad Decent. Étendue à 3-4 minutes, elle aurait gagner un statut culte de bizarrerie! Car oui, l’album s’ingurgite comme on gobe un sachet de Dragibus. 10 titres… pour seulement 30 minutes de musique! Le voyage a travers le mur du son se révèle trop court.
La Yelle-mania en manque ira se consoler avec le paquet de remix. Entre la version nu-funk orientale (très bonne) de Faty D, celle « ragga cocotier » (géniale) de Montro qui défigure l’original en quelquechose de totalement euphorisant, le tempo rap de Djemba Djemba ou la reprise du pianiste Alban Claudin embrassant à fond le pathos de l’original, les six versions de Je t’aime encore épousent tous les genres, et sont toutes bonnes. On retrouve le fidèle Tepr pour un réagencement de Noir, 3ème membre fondateur à mi-temps et producteur talentueux. Sa version electronica nous rappelle que les années ont passé depuis sa version de À cause des garçons – c’est LE titre qui a fait naître l’éphémère, mais a posteriori fascinant mouvement tecktonik –, et poussera les curieux à se pencher sur ses prods’ et albums solo. Avec le génial Mason, le titre prend une ampleur dutch house qui évoque son hit de 2006, Exceeder. Meilleurs que l’original, mais à peine plus osés. On suppute l’arrivée d’une nouvelle salve. Pour la suite, wait and see…
Impossible de ne pas trouver une bonne idée par piste, des qualités que peu d’acteurs de la variété française ont le courage de nous offrir. L’album s’achève sur l’excellent Un million, dans lequel Yelle pose un chant cristallin et intimiste sur une architecture cette fois encore ascendante, dont la force de marée nous oxygène les oreilles. Entité insaisissable et caméléonique, on voyage d’un monde à l’autre avec elle. L’album est certes le plus mineur de tous – nous considérons ses premiers albums comme trois joyaux -, mais comporte quelques gourmandises d’une véritable audace. Hier au carrefour de la crazy pop (Les Rita Mitsouko, Lio) et de la poésie finement coquine des productions Laurent Boutonnat, Yelle s’impose aujourd’hui, sans jamais renier ni oublier ses origines, dans la scène indé’ (La Femme, L’Impératrice) tout autant que celle électro posé (Dabeull, Polo & Pan). On sent que l’époque a joué, et n’ai plus tant aux paillettes qu’avant, même s’ils hésitent à sauter des beaux jours d’hier à un futur peut-être plus nébuleux. Quand bien même, Yelle reste à ce jour l’un des plus beaux vaisseaux émissaires français au sein de la constellation pop. À défaut du verseau, Yelle est bien partie pour marquer l’ère de son temps.
02. J’veux un chien
03. Je t’aime encore
04. Karaté
05. Menu du Jour
06. Mon beau chagrin
07. Vue d’en face
08. Noir
09. Peine de Mort
10. Un Million