Cosey Fanni Tutti / Art Sexe Musique
[Audimat Editions]

8.8 Note de l'auteur
8.8

Cosey Fanni Tutti - Art Sexe MusiqueIl traîne sur le web quelques belles scènes pornographiques qui la mettent en scène et donnent une petite idée de ses belles années en tant que musicienne, plasticienne, enquêtrice du sexe, mannequin et jeune femme libérée dans l’Angleterre du début des années 70. Cosey Fanni Tutti, Christine Carole Newby de son nom de naissance, signe avec Art Sexe Musique, une autobiographie sous forme de journal (intime) qui est à la fois passionnante, édifiante et remarquable. On avait moyennement aimé la biographie de Kim Gordon (née deux ans plus tard en 1953), été ému et ébloui par les confessions de Viv Albertine (de trois ans sa cadette). Celle de Cosey Fanni Tutti est d’une richesse qui les surpasse d’assez loin, tant la destinée de cette fille de Hull est extraordinaire et « emblématique » (disons cela ainsi) de l’éveil du genre féminin et de son passage révolutionnaire aux avant-postes.

Probable que les lecteurs d’aujourd’hui ne connaissent pas plus que son nom. On l’a déjà dit : Throbbing Gristle est l’un des groupes les plus ignorés de l’époque, même si (par mimétisme) beaucoup lui reconnaissent un statut de « groupe culte » qui évite de les écouter. C’est un peu avant que démarre la carrière de Cosey Fanni Tutti laquelle croise très tôt le chemin de l’autre personnage omniprésent du livre, le spectaculairement agaçant et supérieurement égoïste Genesis P-Orridge. C’est avec lui mais SUR LE MEME PLAN et pas en tant que supplétif que Cosey démarre les hostilités artistiques avec le combo COUM Transmissions, groupe artistique d’avant-garde qui sert de point de départ à son incroyable parcours. En couple, Cosey et Genesis se rebaptisent et se libèrent dans l’outrance, la transgression et le génie créatif. L’amour est libre, le sexe omniprésent, tandis que la jeune femme gagne en assurance, travaillant le jour (comme comptable puis une ribambelle de petits boulots) pour que les autres membres du groupe créent et réseautent afin de porter haut la menace sociale qu’ils feront bientôt peser sur le pays. A l’arrière-plan (et avec beaucoup de tact et d’émotion), Cosey évoque la relation qu’elle entretient, houleuse, avec son père qui refuse son émancipation par l’art (et le sexe), et, bienveillante, avec sa mère qui la protègera longtemps avant de devoir s’en éloigner à son tour.

COUM prospère dans un tissu créatif singulier : celui des groupes et artistes d’art postal, celui des subventions publiques et des cercles artistiques municipaux qui verront aussi passer les plus grands artistes anglais de l’époque, de Bowie à Alan Moore. Le groupe choque (pas tant que ça) et gagne en notoriété. Parallèlement, Cosey se lance dans une carrière de strip-teaseuse par curiosité. Elle danse, fait des photos, collectionne des magazines porno pour un projet personnel et prend goût à la chose. COUM se transforme en un groupe de musique, Throbbing Gristle (cartilage frémissant…. soit une métaphore de goût pour décrire le pénis) qui se met à enchaîner les performances autour de son chanteur mégalomane (et qui ne cessera de tirer la couverture à lui, entre le gourou de secte et l’égocentrique tyrannique), du musicien décadent Sleazy (moitié future du groupe Coil) et de Chris Carter qui deviendra (après Genesis) l’homme clé et l’amoureux de Cosey pendant le reste de sa vie et jusqu’à aujourd’hui.

Throbbing Gristle signe des concerts performances qui s’intègrent dans un projet artistique innovant : imagerie, logo, édition systématique de K7 commercialisées par courrier, label, arts visuels, sous-produits, inventions d’instruments originaux et électroniques. Le groupe est connu pour avoir inventé la musique industrielle (ce qu’on peut contester) mais inaugure surtout une stratégie de guérilla contre tout ce que l’industrie peut incarner qu’il mènera avec une rigueur extraordinaire. Throbbing Gristle devrait être positionné à la hauteur de Can et Kraftwerk dans les livres d’histoire. Le projet est global, parfait avec le recul, mêlant sur le plan musical une préfiguration des musiques électroniques, une noirceur critique envers la société qui trouble et choque, en même temps qu’une liberté totale pour l’improvisation, qui rappelle le free jazz et tout ce que la musique tient pour relevant de l’art contemporain. Le livre de Cosey Fanni Tutti permet de se rendre compte du sérieux et de la masse de travail associés à la démarche. Contrairement à ce qu’on croit souvent, cette musique s’écoute encore bien aujourd’hui et n’est pas dépourvue de charme. Par delà les morceaux les plus perturbants (Hamburger Lady ou Discipline), certains albums comme 20 Jazz Funk Greats sont mélodieux et magnifiques.

Throbbing Gristle prospère puis, comme tout groupe, explose. On suit le récit avec passion, impatience. Le style de Cosey Fanni Tutti n’a rien de mémorable mais elle marie détails, émotions et narration avec beaucoup de grâce et un beau sens de l’équilibre, qui fait qu’on ne s’ennuie pas. Ses « personnages » sont bien campés entre la figure un brin terrifiante et perverse de Gen (le grand méchant du livre au final) et le protecteur Chris Carter. C’est un bonheur de suivre la réinvention sentimentale du duo Chris & Cosey. Réécouter leur travail est un plaisir après avoir mesuré comment cette matière est faite de fusion et d’amour. Et puis la vie passe : Throbbing se reforme pour le meilleur… et avec un Genesis qui n’a pas changé tant que ça, même si (l’événement occupe une demie ligne), il se présente désormais comme une femme.

Il y a dans cette histoire une simplicité et une modestie qui la rendent aimables, un sens du naturel qui renvoie à la formidable liberté qui a accompagné ce destin hors norme. Comment une femme d’extraction modeste, née tout en haut de la carte, peut dans les années 60 et 70 accéder à cet univers incroyable, s’affirmer en tant que femme, que baiseuse, musicienne, artiste, puis mère, conférencière. Tout ne peut pas être pourri dans un monde et une société qui ont permis cela. Cette femme aime, souffre (le récit de sa maladie du coeur est poignant), perd ses proches, s’enflamme, vibre, voyage, se repose, vieillit, couve son fils unique, se souvient avec nostalgie de ses belles années, pleure, rit, aime. C’est un témoignage incroyable, fluide, humain, beau et d’une intelligence extraordinaire. Cosey juge rarement. Elle ne critique pas Genesis, tente de le comprendre même si le chanteur poursuit ses anciens compères de sa flemme, leur fait des procès, les entrave dans leur travail de conservation de la mémoire du groupe. Cette grande figure ambiguë fascine et domine le livre en creux. Mais on aime aussi Sleazy et ses séjours en Thaïlande, son amoureux alcoolique à en mourir, ses neuvaines partouzardes. Le livre est fait d’excès et d’amitié. On est face à une parole juste et qui ouvre sur une oeuvre authentique, spontanée, intellectuelle mais sauvage à la fois.

La biographie de Cosey Fanni Tutti réconcilie à elle seule avec l’art contemporain, la marge, la provocation et la subversion. Toutes ces choses constituent un travail à part entière, remplissent un agenda raisonnable de déraison. Il  n’est pas certain que, dans notre société commerciale, ce travail de dynamitage soit encore autorisé ou puisse concilier un tel sens de l’éthique et les impératifs de la survie, mêler autant de liberté et besoin de promotion. C’est cliché mais c’est un portrait de femme comme il en existe peu et qui fait envie. On aimerait avoir connu cette liberté, cet espace d’invention.

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