[Chanson culte #59] – Dragostea Din Tei d’O-Zone (2003) : l’origine du monde (actuel)

O-Zone - Dragostea Din TeiL’autotune, inventé entre 1996-97, est probablement la force de transformation la plus importante ayant agi sur la manière de faire de la musique depuis l’invention de l’électricité. Aussi décisif que le synthétiseur, le correcteur de tonalité mis au point par la société Antarès Audio d’après le prototype du Dr Andy (ingénieur qui l’avait créé après qu’une amie l’ait défié de la faire chanter juste) allait devenir l’instrument de prédilection de tous les ingénieurs du son modernes et, par extension, la bouée de sauvetage de tous les apprentis chanteurs en manque de justesse. Plus qu’un simple correcteur, l’autotune, popularisé notamment par Cher et son célèbre Believe, devenait un système de chant à lui tout seul, permettant non seulement de corriger les défauts mais de donner vie à une « nouvelle voix » à la fois standardisée et au rendu particulier.

L’autotune rules

La chanson Dragostea Din Tei des O-Zone est dans ce contexte tout sauf anodine. En plus d’être une excellente chanson, entraînante et au refrain imparable, elle s’impose comme le chaînon manquant entre l’utilisation technique de l’Autotune et l’invasion massive qui suivra et s’imposera, dans le hip-hop et le Rnb notamment, à la fin des années 2000. A la fin des années 90, le groupe O-Zone s’assemble presque par hasard sous l’égide (l’histoire est assez originale) de l’un de ses trois membres, le chanteur Dan Balan. Venu du rock, Dan Balan est un musicien doué, un compositeur habile mais aussi un gars extrêmement ambitieux et qui pressent que le rock va être débordé commercialement par d’autres genres. Au début des années 2000, il effectue un virage artistique complet et invente avec O-Zone le premier boysband moldave. La qualité de ses compositions propulse assez vite le groupe au firmament de la pop moldave, laissant derrière lui quelques standards qui font encore l’ordinaire festif du pays et notamment un hymne de Noël éternel intitulé Sarbatorile de iarna. Fort de ce succès, Dan Balan veut poursuivre son ascension et s’attaquer au marché roumain (le plus juteux de la zone) et doit renouveler les membres du groupe qui ne partageaient pas totalement ses visions dominatrices. Le nouvel O-Zone naît en 2001 et propose un mélange de musique pop et de ce qu’on appellera assez vite à ce moment là l’europop ou l’eurodance.

Le genre lui-même est assez mal défini, bancal, mi-soupe, mi-pop, dansant mais pas trop, il se situe parfois à la lisière du bon goût, laissant transparaître parfois, et par intermittence, des sentiments authentiques, une vague identité nationale et un brin de poésie. C’est exactement sur ces bases transgenres et étonnamment modernes pour cette pop surimi que Dragostea Din Tei va s’imposer comme la chanson la plus importante des années 2003-2004.

On n’en fera pas trop sur la chanson elle-même dont l’efficacité est redoutable et utilise quelques gimmicks imparables dans le domaine des musiques populaires : le refrain en vocalises et que chacun peut reprendre, le stop and go rythmique et l’alternance des voix, les ponts dansants, etc. Dragostea Din Tei est une chanson qui frôle la perfection et qui dépasse assez largement les standards d’un genre codifié et généralement assez pauvre. La producteur et les crédits musicaux sont partagés entre Dan Balan et le producteur roumain Bogdan Popoiag, l’un des précurseurs de la jungle et du breakbeat des Balkans. C’est cette dynamique rock pop eurodance qui est à l’oeuvre ici, couplée à un jeu de pistes assez savoureux sur la généalogie du groupe lui-même et à une sophistication dans la soupe qui épate par sa simplicité.

Razzia sur la chnouf

Difficile de séparer à cette époque la musique du clip qui l’accompagne. O-Zone incorpore au clip original où le groupe danse sur les ailes d’un avion dans les années 80 des snippets de ses oeuvres précédentes dessinant un grand cycle autoréférencé entre ses premiers succès, Numai Tu et Despre Tine, et ce nouveau single. Le groupe voyage dans le temps pour ramasser littéralement un public « de tous bords » et « de toutes les époques », symbolisant par l’image sa volonté fédératrice et sa razzia sur la schnouf. Le texte est presque aussi génial, mélange de paroles sans queue ni tête (référence à un voleur appelé Picasso qui ressemble à Edgar le cambrioleur et à Arsène Lupin) et de séquences significatives qui font mouche à base de mots-valise tels qu' »amour », « visage », « bonheur », le tout évidemment en roumain et reposant sur l’amabilité latine et la grâce de la langue.

Vrei sa pleci dar nu ma, nu ma iei,
Tu veux t’en aller mais tu ne, tu ne m’emmènes pas,
Nu ma, nu ma iei,
Tu ne, tu ne m’emmènes pas,
Nu ma, nu ma, nu ma iei.
Tu ne, tu ne, tu ne m’emmènes pas,
Chipul tau si dragostea din tei,
Ton visage et l’amour sous un tilleul,
Mi-amintesc de ochii tai.
Me rappellent tes yeux.

L’imagerie est ancrée délibérément dans la pop culture avec le recours au graphisme comics (le clip étant ramassé et contenu dans un rêve, ce qu’on découvre à la fin) et en incorporant déjà un échange téléphonique sublimé par la succession des alo :

Alo, iubirea mea, sunt eu, fericirea.
Allo, mon amour, c’est moi, ton bonheur.
(Radu Sirbu)
(Radu Sirbu)
Alo, alo, sunt iarasi eu, Picasso,
Allo, allo, c’est encore moi, Picasso

La novlangue est en place, simple, internationale, préparant le terrain à son appauvrissement global, à cette émergence d’un espéranto composé de quelques centaines de connecteurs, bientôt remplacés par des émoticons et des signes ésotériques. Ce qui frappe à la réécoute, c’est bien l’allégresse du morceau, sa modernité absolue dans l’utilisation des codes, des signifiants, des motifs. Facile aujourd’hui et avec le recul de jouer à Roland Barthes et de décoder ce qui parle de lui-même. A l’époque, la chose emballe, séduit et agace par cette apparente légèreté. Le titre s’impose comme un succès de l’année et déferle sur l’Europe puis le monde se déclinant en 18 mois en versions italienne, française, américaine, anglaise ou espagnole. La petite note sensible et « couleur locale » n’est néanmoins pas totalement éradiquée, maintenant un semblant d’ancrage culturel du morceau, à travers son titre : « l’amour du tilleul« , presque bucolique et son double signifiant, référence au quartier du Tilleul de Bucarest. Les initiales du morceau DDT renvoient elles les curieux au mystérieux DDT chimique, soit le dichlorodiphényltrichloroéthane, puissant insecticide cancérigène ayant fait les beaux jours de la politique agricole européenne avant d’être banni à jamais des champs de blé. On laissera ceux qui le souhaitent faire le parallèle ou pas.

Du pareil au mème

L’autre curiosité engendrée par le titre tient dans sa capacité à se répliquer à l’infini et à anticiper, sur un socle encore pré-connecté, le phénomène des mèmes internet. On peut rapprocher les déclinaisons de Dragostea de la première circulation historique sur le net d’un précurseur des mèmes sous la forme d’un bébé qui danse, exactement à la même période. La chanson vit en tant que telle mais prospère parce que d’autres chanteurs, d’autres artistes, voire le public lui-même, s’en emparent pour la décliner, la répliquer, la singer, la traduire, la réinterpréter. Le mème internet est visuel et sous forme de gif. Le mème musical est… musical, variante, réenregistrement, traduction, déclinaison, à l’infini du motif, constituant au final un réservoir sans fond de tubes et d’échos.

Impossible ici de tracer toutes les versions et déclinaisons. Dragostea réussit le prodige en mai 2004 en France d’occuper les deux premières places du Top 50 dans sa version originale et sa version atrophiée, recomposée pour accompagner la téléréalité la Ferme des Célébrités. Mais la version la plus marquante et intéressante est signée par le playboy international Massimo Gargia qui signe, dans la foulée, avec Ma Ce Ki ? un mème remarquable

Alors, alors, c’est toi, Massimoo, mon play-boy
Je suis sur le yacht, la princesse, mmmh, c’est chouette

Les Jet setters sont allés bronzer, sont allés danser, faire les dingues à St Tropez
Les Jet setters sont partis s’amuser, tout l’été à St Tropez

Les Jet setters sont allés bronzer, sont allés danser, faire les dingues à St Tropez
Les Jet setters sont partis s’amuser, tout l’été à St Tropez

Ce soir, on va sortir, très tard
Alors, tu n’oublies pas de mettre tous tes diamants

On ne s’appesantira pas ici sur la face B du disque, Jet Society, qui est encore meilleure mais la réplique est intéressante dans sa capacité à renforcer l’hédonisme forcené du morceau.

Massimo, Benjamin Biolay et leurs doubles

La prolifération de Dragostea Din Tei se poursuit tout au long des années 2005-2010 à travers des parodies, des références, des inclusions dans des BO de cinéma (on retrouve le titre dans le très précieux Juste la Fin du Monde de Xavier Dolan en 2016) jusqu’à devenir un entrant influent dans quelques chansons de manière inconsciente. Le mème musical devient une sorte de riddim jamaïcain européen, c’est-à-dire une séquence à peine reconnaissable de notes ou d’accords qui est reprise de titre en titre et sert de base à la création revendiquée ou non d’autres morceaux. On terminera notre démonstration (imparable!) en rapprochant Dragostea Din Tei du dernier succès de notre Benjamin Biolay national, Comme une voiture volée.

L’écoute en parallèle des deux morceaux ne trompe pas : notre séducteur préféré a utilisé le schéma des Roumains pour composer le refrain de son hit. La mélodie vocale est ralentie mais la rythmique et le mouvement sont conservés scrupuleusement. On vous laisse faire la liaison (naturelle et extrêmement satisfaisante) entre Biolay, Massimo et O-Zone, mais difficile de s’en échapper quand on a mis l’oreille dessus.

Faire de Dragostea Din Tei une chanson importante reste quelque peu osé. A l’échelle de l’europop, ce bijou moldave est un chef d’oeuvre jovial et énergisant, un concentré de savoir-faire réellement pop qui aura précédé une véritable révolution dans la confection musicale (l’autotune) mais aussi précipité l’âge (encore en gestation) de la reproductibilité infinie de l’œuvre d’art. Dragostea Din Tei est à l’origine du monde musical moderne, de la dégradation progressive de son aura benjaminienne (on parle de Walter Benjamin, pour les curieux) et de sa capacité à se régénérer à travers la multiplication des répliques et des modes de contact. La voiture volée de Benjamin Biolay et le yacht de Massimo Gargia sont des figures identiques et dérivées d’un réel qui n’a jamais existé.

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5 Comments

  1. Clairement une source commune. La règle veut généralement qu’on retienne la chanson la plus ancienne dans ce cadre comme l’inspiration principale. Est-ce que l’oreille de B. Biolay a entendu Avincii ou O-Zone ? Les 2 en probabilité. Mais ça confirme bien la circulation du « motif » dans la musique actuelle ! Merci pour l’info en tout cas.

  2. says: Dorian Gray

    J’étais en primaire quand « Dragostea Fin Tei » a déboulé durant cet été caniculaire de 2003. Je m’en souviens encore : c’était un carton dans la cour de récré’, provoquant gesticulations et transes dès que les baffles d’une voiture crachaient non loin du O-Zone. À croire que la reniflette est contagieuse (par infrasons), même chez les gosses !

    Votre remarque sur la déperdition du langage dans la culture pop est très juste, et des exemples encore plus parlant qu’O-Zone me reviennent de mes souvenirs d’écolier sous europop : le morceau « Aserejé » de Las Ketchup (chantée en yaourt, et assortie d’une chorégraphie entrainante – 2002), le succès du turque Tarkan avec « Kiss Kiss » (mélange de paroles turques et d’onomatopées) ou encore les italiens Eiffel 65 avec l’hymne eurodance « Blue (Da Ba Bee) » en 1999 vont dans votre sens. D’ailleurs, si l’on remonte à 1994, je pense que l’incursion du musicien Scatman John dans la pop-dance avec « Scatman (ski-ba-bop-ba-dop-bop) » est à marquer d’une pierre blanche. Je tiens à préciser que toutes ces onomatopées vont jusqu’à se voir insérées dans les titres! La langue s’uniformise, se robotise (avec l’usage de l’auto-tune), voire s’efface, au profit de bruits de bouche et de beats efficaces.

    Ce n’est pas totalement le cas avec le single d’O-Zone, qui a cette qualité d’être habillée d’une langue peu entendue, mais qui, par son exotisme, se transforme en gimmick entêtant. Il garde cette racine latine et, alors qu’elle aurait pu en rebuter, en fait quelque chose d’éminemment pop. Contrairement aux allemands ATC et leur titre « All Around The World (la la la la la la la la) » ou les titres suscités qui se délestent de leur langue vernaculaire pour adopter la langue véhiculaire qu’est l’anglais (à l’exception de Tarkan).

    Je vous renvoie si cela vous intéresse à la réflexion assez brillante d’Aurélien Bellanger sur l’europop / eurodance. Il établit des ponts entre la construction de l’UE, le concept – a posteriori erroné – de « la fin de l’histoire » de Fukuyama, et les raves post-mur de Berlin dansant sur cette musique à la fois simples et géniales, pauvres linguistiquement – où le language s’uniformise, voire s’efface – mais étonnamment addictives, préfigurant le « nouveau monde d’aujourd’hui ». Une musique sans passeport, consommables par les masses. Pour le meilleur, comme pour le pire (comme le démontre votre rubrique « Soup Music »). Je vous renvoie à son entretien sur Radio Nova (https://www.youtube.com/watch?v=IBSomD9zqQE&t=87s). Quand je réentends ces titres, il y a quelque chose de très léger, naïf et laudatif, une joie exubérante dans les (semblants) de paroles et la musique, d’où émane une certaine tristesse quand on pose un regard contemporain dessus. Ils encapsulent vraiment l’ère du temps, qui était confiant en l’avenir, optimiste vis-à-vis de la construction européenne. Et je ne vois pas d’équivalent aujourd’hui. Je pense que la crise financière de 2008 et la crise de la dette grecque y est pour quelque chose, qui substituera le cynisme à la naïveté (dans les hits parade).

    Concernant le lien que vous faite avec le titre de Biolay, je suis d’accord avec Zimmy. Je pense que BB avait d’abord en tête le morceau d’Avicii. D’ailleurs, pour l’anecdote, les premières productions du suédois Avicii étaient empruntes de New Wave, de Brit’ Pop (New Order, Depeche Mode, Pet Shop Boys…)… mais aussi d’Europop et de house qui lui étaient contemporaines! Qu’il s’agisse d’Avicii ou de Biolay, il est impossible que les deux n’aient pas été touchés par le raz-de-marée O-Zone. Il s’y cache sûrement des morceaux des roumains dans « Comme Une Voiture Volée ». La boucle est bouclée. En somme, la musique n’est que filiation (et phagocytage).

    Lien : https://www.youtube.com/watch?v=IBSomD9zqQE&t=87s

  3. Merci pour ces éléments de réflexion stimulants et pour la piste Aurélien Bellanger sur l’europop. Je ne suis jamais allé jusqu’à faire le rapprochement entre le marché européen, la construction européenne et l’europop sachant que la circulation de titres variétés entre les pays de l’union précède assez nettement les mouvements économiques. Mais ce n’est sûrement pas un hasard si cette construction a conduit à ce mouvement quasi général où les mêmes morceaux se retrouvent en tête d’affiche un peu partout à quelques semaines/mois de distance.
    Pour Biolay, je prends note. Mais ça ne me déplaisait pas de chercher une filiation encore moins noble que l’emprunt déjà pas brillant à Avincii !
    Et oui, Scatman est décisif. J’avais pensé en faire un « chanson culte » comme point de démarrage à ce phénomène (bien antérieur dans le jazz, le blues) de disparition du langage pour une sorte d’esperanto gloubi-boulga fédérateur. Je n’abandonne pas l’idée. Merci et bon weekend.

    1. says: Dorian Gray

      Bonjour Benjamin,

      En effet, je suis d’accord avec vous : démontrer la parenté improbable entre les titres d’O-Zone et de Biolay est amusante. Je soutiens l’initiative concernant Scatman John!
      Pour Bellanger, privilégiez l’entretien, car l’essentiel du livre « Eurodance » y est dit (il est un peu trop court, bien que la thématique de l’essai soit passionnante en soi).

      En parlant de décalque décomplexé d’O-Zone, le rappeur T.I. (avec Rihanna) cite directement dans « Live Your Life » (2008) de mémoire. Le titre vaut ce qu’il vaut. Au moins, il avait le mérite de ne pas cacher son ascendance. Et il se ré-approprie assez intelligemment l’air musical avec une veine hip-hop. Ce n’est pas original pour un sou, mais c’était efficace et euphorisant.

      Peut-être connaissez-vous le site WhoSampled? C’est un site génial qui archive l’origine des samples utilisés dans un titre. Parfois, on trouve des samples cachés assez cocasses et surprenants se logeant dans un titre qu’on aime. C’est typiquement le genre de site qui effraie de nos jours les producteurs quand ils extraient la loupe d’un titre sans vouloir passer par la caisse.

      Au cas où, je pose le lien : https://www.whosampled.com

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