Dry Cleaning / New Long Leg
[4AD]

9.4 Note de l'auteur
9.4

Dry Cleaning - New Long LegLe meilleur album de l’année 2021 ? Peut-être bien. Il ne faut pas s’y tromper : le premier album des Londoniens de Dry Cleaning est un vrai choc musical, esthétique, une prouesse qui a enclenché une hype à l’ancienne autour de la chanteuse Florence Cleopatre Shaw et de ses trois acolytes. Les premiers EPs du groupe (il y en a deux, sortis fin 2019, coup sur coup) s’échangent désormais à des prix insolites (près de 300 euros) sur le web et ces choses là ne trompent pas : il se passe quelque chose d’incroyable autour de la musique de ce groupe, formé autour d’une jeune femme qui évoluait jusqu’à présent plus dans le domaine du théâtre et des arts visuels que de la chanson. En rejoignant en 2018, Tom Dowe, Lewis Maynard et Nick Buxton, Florence Shaw a apporté au groupe sa singularité : des textes surréalistes, un chant qui refuse d’en être et s’expose comme un spoken word souverain et supérieur.

Pour décrire la musique de Dry Cleaning, certains ont fait référence au post punk des premiers âges : Wire, Joy Division et les autres. C’est bien parmi ces références qu’il faut chercher. Cabaret Voltaire aussi. Les musiques de Dry Cleaning sont sèches, serrées et reposent sur l’équilibre basse/batterie, lourd et vénéneux, de ces groupes du passé. Les mélodies ne sont souvent pas affolantes et il n’est pas certain que toutes les chansons soient mémorables. Mais il règne une telle tension et un tel sentiment de maîtrise dans les développements musicaux du groupe que New Long Leg tient en haleine sur chaque titre, sans connaître de temps mort ou de relâchement. Aux côté de cet accompagnement impeccable et passionnant (Unsmart Lady est magnifique), c’est évidemment la voix de Florence Shaw qui fait la différence. On pense à l’écoute de ce flow souple mais distant, mécanique mais néanmoins suffisamment expressif pour ne jamais lasser, à un Lou Reed au féminin, glacial et goguenard, au Jarvis Cocker de I Spy ou encore et surtout à la majesté cinglante d’un Ferghus McKee chez les Irlandais de Whipping Boy. Il n’est pas certain qu’il y eut un équivalent féminin jusqu’ici à cette forme d’énoncé, si précis et spectaculairement placé. L’ensemble impressionne par sa tenue, par sa densité et par l’emphase qui entoure sa délivrance.

Strong Feelings constitue l’un des grands moments d’un disque qui n’en manque pas. Appuyé sur trois notes récurrentes de guitare, le refrain cloue sur place, sibyllin et génial, désespéré et énigmatique, tandis que la voix triste de Shaw conclut par un « It’s Europe » dont on comprend à peine la portée.

« Just an emo, dead stuff collector
Things come to the brain
Spent seventeen pounds on mushrooms for you
‘Cause I’m silly
Just an emo, dead stuff collector
Things come to the brain
This week is holy week
I just wanted to tell you I’ve got scabs on my head
It’s useless to live »

Cette chanson donne les clés d’une ambition qui ne s’arrête pas à la description de situations sentimentales ou domestiques mais se pose comme une peinture, sociale, culturelle et artistique d’une civilisation entière. Shaw décrit la désorientation d’une femme (?) sur Leafy, probablement seule, perdue entre l’ingestion de pilules contre les maux d’estomac, les balades idiotes en campagne et les soirées entre amis. Il se dégage des chansons un tableau à charge d’un monde occidental qui court après un sens, une justification et inflige à ses passagers une succession de vexations, de frustrations et de peines. Les chansons de New Long Leg ne sont pas dénuées de monotonie, d’ennui, de répétitions, mais elles transpirent aussi la colère et l’envie de se rebeller. Her Hippo, autre pièce centrale de près de cinq minutes, finit dans une furie noire autour d’un vers qui résume à peu près tout : « I’m smiling constantly
And people constantly step on me » de la condition dans laquelle on nous demande d’évoluer. Il y a un sentiment de lassitude extrême, d’absence à soi-même qui finit par s’installer depuis le flow de Shaw mais qui est contrarié dans les bavardages mélodiques et la lisibilité rythmique des titres. La basse relève la tête sur New Long Leg, servant de point d’appui à un magnifique motif de guitare, et finit par réveiller la chanteuse pour une séquence qui relève autant de la pop, de la cold wave que de l’art rock.

Le groupe appelle la figure de John Wick sur un titre et ce n’est pas un hasard mais si la référence n’est pas si transparente dans le texte. Le tueur n’existe pas réellement et glisse dans les films de la franchise comme une ombre qu’on traque. Est-ce lui que Shaw décrit comme une apparition fugace, mi-homme fantasme, mi-fantôme télévisuel : « A poster, an Elmo costume/ A young guy on a ski holiday/ Naked, muscly loner/ A young guy on a ski holiday. » La musique de Dry Cleaning fait penser aux romans de William Gibson, elle est désincarnée et semble extérieure à sa propre narration mais dégage, par sa sécheresse et son absence d’engagement émotionnel, une tristesse qui est la meilleure manière qu’on a pu trouver pour décrire et saisir la tristesse et la froideur contemporaine.

On pourra reprocher au groupe au fil des dix titres, un petit manque de variété et le fait d’avoir privilégié les textures et les constructions au détriment des chansons proprement dites mais ce n’est vraiment qu’un détail tant on peut trouver sur chaque pièce de quoi s’émouvoir et s’enthousiasmer. More Big Birds existe pour quelques secondes chantonnées par Shaw, comme une enfant, en vocalises. A.L.C tient comme l’existence à un fil avec son boulot mal payé, son téléphone et ces espoirs de changement. L’album se termine avec l’épatant Every Day Carry, sorte de cadavre exquis où le narrateur fait penser aux vampires de Brett Easton Ellis, sophistiqué et adepte de l’association d’idées. Les images passent, description de banlieues perdues, de monstres dissimulés sous des rideaux, cette fois juste poussés devant nos yeux par une musique bruitiste tendue entre shoegaze et electro bruitiste. Avec ce dernier morceau, Dry Cleaning plonge dans une expérimentation stupéfiante, exigeante mais fascinante, comme s’il s’agissait de nous mettre sous le nez une image peu reluisante de ce que nous sommes. Ce dévoilement, anodin en apparence, est rude, cruel et pointe du doigt une horreur qui fait penser à du Lovecraft par sa capacité à mêler le familier et le fantastique. Les deux dernières minutes sont remarquables, puissantes et amples.

New Long Leg est un disque qui s’écoute comme on lirait un roman. C’est un album dense, littéraire, érudit et infiniment plus complexe (et sans doute snob) qu’il en a l’air. Il constitue une bande son de notre existence qui est terriblement perturbante, moderne et pertinente. C’est (presque accessoirement) un disque de cold wave ou de post punk impeccable, remuant, tendu et électrique, en plus de nous révéler une chanteuse redoutable et une parolier qui instantanément se classe au sommet de l’échelle. Ce disque a des défauts mais ils sont si bien cachés qu’on ne les voit pas encore. On peut s’enthousiasmer sur ce disque sans aucune réserve et prédire qu’il aura son importance.

Tracklist
01. Scratchyard Lanyard
02. Unsmart Lady
03. Strong Feelings
04. Leafy
05. Her Hippo
06. New Long Leg
07. John Wick
08. More Big Birds
09. A.L.C
10. Every Day Carry
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