Il était de coutume aux débuts de la carrière de Xavier Amin Dphrepaulezz de se demander s’il était aussi Fantastico que ça. Il n’y a plus grand monde aujourd’hui pour faire cette blague tant ses trois premiers albums parlent pour lui. White Jesus Black Problems, son quatrième disque, devrait définitivement faire de lui l’un des grands espoirs de la chanson américaine, dans un registre marqué évidemment par sa couleur de peau (Fantastic Negrito est aujourd’hui celui qui s’exprime le plus et peut-être le mieux sur la condition noire) mais aussi par sa capacité à se jouer des genres.
Ceux qui connaissent le bonhomme aiment à raconter son histoire personnelle : jeune gamin élevé à la dure par un père très strict musulman conservateur d’origine somalienne au milieu d’une famille de quinze gamins, le jeune Xavier s’échappe vers l’âge de douze ans et se met à vendre de la drogue (ou du thé, raconte-t-il) dans la rue avec une bande de copains qui finiront tous morts ou en taule. De bêtises en bêtises, dont il se tire sans trop de mal, c’est sa « rencontre » avec l’album Dirty Mind de Prince à l’âge de 17 ans qui va déterminer son destin et l’orienter, pour de bon, vers la musique. Le gaillard signe un premier album en 1996 avant une longue éclipse de près de 8 ans. En 1999, un accident de voiture le laisse plus de trois semaines dans le coma. Il perd sa maison de disque et monte une boîte de nuit clandestine qui l’occupe exclusivement. Fantastico Negrito ne ressurgit vraiment qu’en 2014 sous cet alias, avant d’enchaîner 3 et maintenant 4 disques imparables. Ressuscité, il tisse un récit passionnant où il tente de mélanger une approche sociologique et historique des Noirs Américains et une fusion musicale « inédite » dont White Jesus Black Problems fait figure d’aboutissement artistique.
Le nouvel album est un album concept épatant qui sonne comme si Arthur Lee de Love avait fait un bébé en forme de comédie musicale avec E (de Eels) et la cousine par alliance de Prince et de Stevie Wonder. Les chansons constituent un récit qui tourne autour de l’histoire vraie de la grand-mère écossaise et blanche de l’artiste, une bonne qui vit avec avec son grand-père noir, un esclave de la six ou septième génération, en défiant toutes les lois anti-racistes et religieuses (le couple est en union libre) dans la Virginie de la moitié du XVIII ème siècle. Autour de ce pitch réaliste, Fantastico Negrito propose un cycle de 13 chansons passionnant et endiablé qui mêle des influences rock, blues (sa dominante) mais aussi funk. L’intensité de la musique, électrique et chargée en guitares, du chant, chaud et princier, et de la narration font de ce White Jesus Black Problems une curiosité remarquable, complexe mais aussi très accessible.
Le coup de génie du Fantastico Negrito est en effet de produire un disque sophistiqué et exigeant qui se traduit par une musique parfois à la limite du mainstream et que le grand public ne devrait pas snober. On pense, pour l’esprit d’entreprise, aux grandes sagas américaines rêvées par Brian Wilson et notamment à son tardif et très réussi That Lucky Old Sun. Centré sur la culture afro américaine, le cycle proposé par l’artiste est presque aussi ample et ambitieux. Les personnages centraux (notamment la grand-mère et le grand-père) sont développés au fil des titres et évoluent autour de motifs et de genres parfaitement identifiables, ce qui donne une cohésion et une force à l’assemblage de chansons. Pris un par un, les chansons sont solides, soignées et irréprochables. Il suffit de prêter une oreille à l’ouverture Venomous Dogma pour entendre de quoi il s’agit : on passe d’une imitation des Beatles, à un décroché pop rock eelsien pour finir sur une sorte de blues funk aérien et psychédélique. La potion vient sans mal à bout des cinq minutes trente que dure le morceau, bondissant d’idée en idée pour nous éblouir de sa virtuosité et de son audace. L’enchaînement sur Highest Bidder en devient presque commun avec un mélange explicite de guitares et d’éructations princières sous influence Love-Hendrix. Mais le disque ne se limite pas à des clins d’oeil culturels. Il y a une modernité évidente dans le phrasé et le langage musical qui évoque aussi Kanye West… en plus digeste et en plus consistant. Mayor of Wasteland puis le pop They Go Low sont de petits classiques à eux tout seul qui campent le décor et reçoivent un peu plus tard le renfort d’une charge d’orgues (sudistes) sur l’endiablé Oh Betty. Le disque entre alors dans un coeur battant virtuose qui mêle émotion, amour et expérimentation.
White Jesus Black Problems est un disque qui, à contre-courant de ce qui se pratique, réserve ses meilleurs morceaux pour sa seconde moitié. L’histoire décolle, les tensions s’accumulent et le climax se rapproche. Les enjeux montent avec le niveau d’électricité, de sensualité et de violence. Entre le country blues archétypal de You Better Have A Gun, entonné d’une voix fracassée, et le magnifique Man With No Name, on voyage à la vitesse de l’éclair dans un univers parallèle où l’on croise les fantômes d’Autant En Emporte le Vent et le second degré distancié d’un Django Unchained.
On aurait aimé parfois un peu plus de folie, de prise de risque et de décrochés psychédéliques, même si Fantastic Negrito se lâche carrément sur Trudoo (qui fait penser à du Andre 3000), l’un des sommets du disque, ou s’offre une belle extase jazzy sur In My Head. C’est faire la fine bouche de trouver quelque chose à redire à un album qui est excellent de bout en bout, politique, intelligent et merveilleux à écouter. Le final Virginia Soil est du reste une petite merveille d’équilibre, d’élégance et d’engagement.
On tient là non seulement le meilleur disque de Fantastic Negrito mais l’un des disques funk rock américain de l’année, si ça n’est pas l’un des LPs les plus importants du moment. Qu’on ne s’y trompe pas…
Pour ceux qui veulent aller plus loin, le disque est accompagné d’un film qu’on vous laisse découvrir.
02. Highest Bidder
03. Mayor of Wasteland
04. They Go Low
05. Nibbadip
06. Oh Betty
07. You Dont Belong Here
08. Man With No Name
09. You Better Have A Gun
10. Trudoo
11. In My Head
12. Register of Free Negroes
13. Virginia Soil